Il se passe quelque chose dans le royaume du Liban. Le gouvernement Salam communique peu, et certains diront plutôt mal, mais son premier bilan, trois mois après sa formation, est loin d’être négligeable. Il paraît même « exceptionnel » si on le compare à celui de ses prédécesseurs au cours de ces deux dernières décennies. La révision du secret bancaire a enfin été adoptée par le Parlement ; les projets de loi sur la résolution bancaire et sur l’indépendance judiciaire ont été approuvés par le gouvernement ; le scrutin municipal a été organisé ; le mécanisme de nomination au sein de l’administration a été modifié afin de le rendre plus transparent et efficace ; les enquêtes sur la double explosion au port et sur l’assassinat de Lokman Slim ont été relancées ; les relations avec les pays arabes ont été rétablies et les touristes du Golfe devraient enfin revenir au Liban cet été… Les diplomates étrangers, en particulier les Occidentaux et les Arabes, sont plutôt satisfaits de la façon dont les choses se déroulent et se montrent enclins à aider financièrement le Liban – on évoque une enveloppe de 10 à 15 milliards – s’il poursuit cette entreprise réformatrice.
Il y a bien sûr de nombreuses nuances à apporter à ce tableau. Le gouvernement bénéficie d’un contexte favorable et l’on pourrait espérer que le train aille encore plus vite. Quelles que soient, par ailleurs, sa bonne volonté et son unité affichée, son action pourra être bloquée à tout moment par le Parlement au sein duquel les voix réformatrices sont largement minoritaires. La loi sur la répartition des pertes sera en outre la plus difficile à faire passer et les premiers pas du nouveau gouverneur de la banque centrale, Karim Souhaid, sont trop ambivalents pour être tout à fait rassurants.
À moins d’un an des législatives, ni la classe politique traditionnelle ni la population libanaise n’ont soif de réformes. Et la patience des « pays amis », dans un contexte général où l’aide internationale est presque devenue un gros mot, a ses limites. Mais l’opportunité est là et il ne tient désormais qu’à nous de la saisir.
« Et les armes alors » ? À chaque conversation, le sujet revient inévitablement sur la table. Le désarmement du Hezbollah se poursuit au sud du Litani. Mais l’on sait très peu de choses sur l’avancée de ce processus au nord de ce fleuve – tant l’armée que le parti préfèrent ne pas communiquer sur le sujet – ni sur ce qu’il reste effectivement de cet arsenal après la guerre destructrice de l’année dernière. Joseph Aoun, qui a la main sur le dossier, allie la fermeté sur le fond – l’État doit retrouver le monopole de la violence légitime – et la diplomatie sur la forme – par le biais d’un dialogue engagé avec le parti-milice. Mais ce dernier, après avoir assoupli son discours et s’être montré ouvert à des négociations à certaines conditions, a durci le ton ces dernières semaines et ne veut plus entendre parler de la remise de ses armes au nord du fleuve. Au mieux, le Hezbollah est prêt à discuter, après le retrait complet des troupes israéliennes et le démarrage de la reconstruction, d’une nouvelle stratégie de défense dans laquelle il garderait toutefois le contrôle de ses armes. Autrement dit, le parti n’est pas prêt à tourner la page de la « résistance » et donne même le sentiment de vouloir étendre ou recalibrer le champ de celle-ci en direction de la Syrie en raison du changement de pouvoir à Damas. Entre les lignes l’on comprend qu’à ses yeux, l’islamisme sunnite est tout aussi, voire plus, menaçant qu’Israël.
L’évolution de ce dossier dépendra en grande partie des négociations diplomatiques qui ont lieu actuellement à Oman entre les États-Unis et l’Iran. Mais si une issue diplomatique est évidemment souhaitable, elle pourrait toutefois encourager « l’axe iranien », dont le Hezbollah, à jouer le temps long et faire le dos rond en attendant que la situation lui soit plus favorable. Il est donc impératif, quelles que soient les tractations entre les grandes puissances, de définir un calendrier et une stratégie en interne pour aboutir à des premiers résultats.
Joseph Aoun a mille fois raison de dialoguer avec le parti et de tout faire pour éviter le scénario qui aboutirait à une confrontation militaire entre l’armée et le Hezbollah. Mais il est essentiel de bien définir le cadre de ce dialogue. Il n’est pas question de négocier le désarmement du parti. Celui-ci doit être un point de départ, une condition sine qua non, sans quoi il sera impossible d’éviter un nouveau conflit avec Israël, une guerre civile, ou une partition, ne serait-ce que mentale et politique, du pays. Mais une fois cette donnée acquise, il est nécessaire de discuter de sa mise en œuvre, de l’avenir de ces armes, de la politique étrangère et de défense du Liban, de la reconstruction du Sud, de l’avenir de la communauté chiite et plus largement du besoin de repenser la formule libanaise. Et tout cela pas seulement avec le Hezbollah. Si le « parti de Dieu » ne comprend pas qu’il n’a plus le choix que de se réinventer – à condition qu’il en soit capable –, il risque de subir encore davantage de pressions tant en interne qu’en externe qui déboucheront inévitablement sur un divorce entre la communauté chiite et le reste du pays.
Demeure une question essentielle. Si le Hezbollah accepte de tourner la page de la « résistance », comment le Liban parviendra-t-il à établir un nouveau rapport de force avec un voisin qui a les moyens d’imposer sa loi et occupe encore son territoire ? Il s’agit ici d’être le plus honnête possible. Les armes du Hezbollah ont coûté deux guerres terribles au Liban, en particulier pour la communauté chiite. Durant les deux dernières décennies, elles ont mis le pays en danger beaucoup plus qu’elles ne l’ont protégé en donnant un motif en or à Tel-Aviv pour lui permettre de frapper à sa guise. Les armes ne sont pas la solution, mais une grande partie du problème. Il faut toutefois également reconnaître qu’Israël ne comprend que le rapport de force. Le fait que le nouveau gouvernement syrien ne lui soit pas ouvertement hostile ne l’empêche pas, par exemple, de le bombarder à outrance depuis des mois. Que peut donc faire le Liban, qui dans tous les cas n’a pas les moyens d’établir un équilibre de la dissuasion ? La diplomatie sera-t-elle suffisante ou bien est-il condamné à terme, comme tous les petits pays dans un monde sans foi ni loi, à trouver un protecteur qui contiendra l’appétit de ses voisins ?
Merci pour cette analyse complète et lucide, M. Samrani. Tout est dit ! La conclusion est surprenante, car aucun pays ne viendra nous aider pour "nos beaux yeux" ... qu'a-t-on à leur offrir en contre-partie ? en 50 ans de guerres et de conflits de toutes sortes, nous avons désespéré nos amis. De plus, les pays de la région nous ont dépassé en termes d'attractivité ! Alors ? un sursaut national comme le propose Samy Gemayel ? mais le Liban est-il encore "une" nation ?
14 h 18, le 16 mai 2025