Il y a quelques jours, je suis tombé sur un témoignage personnel publié sur les réseaux sociaux. Celui d’un homme, Élie H., qui revenait sur un épisode marquant de sa jeunesse. En 1978, alors adolescent, il fut giflé sans raison par un soldat syrien en faction à Beyrouth. Ce geste arbitraire, humiliant, l’a marqué au fer rouge. Des années plus tard, armé d’un fusil, il se retrouve face à un soldat isolé. Il le met en joue. Puis renonce. À cet instant, une conscience plus grande que la vengeance s’est imposée. Il s’est imaginé à la place de cet autre jeune homme, enrôlé malgré lui dans une guerre qui n’était pas la sienne.
Ce récit m’a interpellé. Non seulement pour sa charge émotionnelle, mais pour ce qu’il dit de notre rapport, en tant que société, à la mémoire de la guerre civile libanaise. Cinquante ans après son déclenchement, le 13 avril 1975, la question demeure entière : le Liban a-t-il véritablement affronté son passé ?
Les chiffres sont connus : plus de 150 000 morts, 17 000 disparus, des centaines de milliers de blessés, mutilés, déplacés ou exilés. Mais au-delà des bilans, c’est l’absence de traitement de ce passé qui interroge. Aucun processus judiciaire, aucune commission vérité, aucun récit commun. Les responsabilités n’ont jamais été clairement établies, encore moins assumées. Les auteurs de violences ont été intégrés au système politique. Certains le dirigent toujours.
Plutôt qu’une réconciliation fondée sur la justice et la mémoire, nous avons assisté à une pacification de surface, construite sur le déni, le silence et la répartition confessionnelle du pouvoir. L’accord de Taëf, en 1989, a mis fin aux combats, mais n’a pas posé les bases d’un véritable projet national. Il a officialisé un compromis entre anciens belligérants, sans jamais se pencher sur les causes profondes du conflit ni sur la nécessité de rendre des comptes.
Ce silence institutionnalisé a produit une génération sans repères historiques communs. Les récits sont restés communautaires, fragmentés, sélectifs. La guerre est enseignée de manière floue, lorsqu’elle l’est. Les familles portent en silence le poids de la perte ou de l’exil. Les blessures, invisibles, restent ouvertes. Et les tensions, qu’on croyait enfouies, ressurgissent au moindre choc politique ou économique.
Cette impunité structurelle n’est pas anodine. Elle entretient une culture de la peur, empêche la construction d’un véritable État de droit, et perpétue une logique de méfiance généralisée. Tant que les crimes du passé ne sont pas nommés, reconnus, documentés, le risque d’un retour du tragique demeure.
Il ne s’agit pas de rouvrir les plaies, mais de les traiter. De dire que la guerre n’était pas une fatalité, qu’elle fut le résultat de choix politiques, idéologiques et militaires. Que des civils innocents ont payé le prix d’ambitions de pouvoir. Que certains ont été broyés dans l’indifférence, et que d’autres continuent à attendre la vérité.
Aujourd’hui, des voix s’élèvent, discrètes, souvent isolées, pour exiger un travail de mémoire. Des familles de disparus, des enseignants, des chercheurs, des artistes tentent de faire exister une autre narration. Mais leur impact reste limité face à l’inertie d’un pouvoir politique qui préfère entretenir le flou historique et l’équilibre fragile d’un vivre-ensemble de façade.
Le témoignage d’Élie H., au-delà de son intensité émotionnelle, nous rappelle une vérité simple : on ne sort pas d’une guerre simplement parce que les armes se sont tues. La vraie sortie, c’est celle qui permet à une société de se regarder en face, d’assumer, de transformer la douleur en connaissance, et la colère en exigence de justice.
Cinquante ans après, il est temps que le Liban se libère de ses fantômes. Que l’on cesse de confondre oubli et réconciliation. Que l’on comprenne, enfin, que la brutalité ne se combat pas par la brutalité, mais par le courage de nommer, d’écouter et de réparer.
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N’attendons pas tout de l’état qui est débordé. Et puis l’état c’est l’ensemble de nous. Des initiatives non étatiques, films, documentaires , théâtre, presse…apparaissent régulièrement et font parler et parfois se confronter de ceux qui ont participé à la guerre (entre autre l’Orient). À force, cela peut se répandre et aider à poser un œil apaisé et réparateur…
08 h 14, le 09 mai 2025