Ce matin-là, du 11 avril 2025, en attendant le taxi, je fus surprise par une affiche sur laquelle on pouvait lire en grosses lettres capitales : « Un livre pour dénoncer l’oubli ». « Dénoncer l’oubli », ça se dénonce l’oubli ? Et qui serait aujourd’hui autorisé à dénoncer l’oubli ?
Pour commencer, pourquoi faudrait-il dénoncer ce qui est de l’ordre de l’inévitable ? En parallèle, l’oubli n’est-il pas justement un processus vital inéluctable ? Qui voudrait sombrer dans la folie de ce personnage de Borges qui se mit un jour à se souvenir de tout, dans les moindres détails, et finit par en perdre la raison ?
Comme nous le savons, les nations ne se grandissent jamais dans l’oubli de leur histoire. Elles se fortifient dans la vérité, y compris lorsque celle-ci dérange.
Mais la mémoire « seule » devient mortifère quand elle coiffe tout. Car à trop s’épancher sur la mémoire collective, on se prend dans sa propre toile d’araignée, et on s’étouffe.
Depuis un siècle et dix ans, je porte sur mon dos, le poids du génocide et je traîne derrière moi les années… Mon amertume atteint l’âge de mille siècles et derrière les murs de ces plaintes, il existe mille remparts… Mille remparts et pour chaque rempart qui s’écroule, il y a toujours un autre qui apparaît et qui limite mes forces et mon potentiel.
Le temps m’aplanit, ce temps dans l’immobile, qui va jusqu’à noyer tout mon sens de l’indigne.
À force de n’entendre que des mots d’exil et de déportation et d’impunité, j’en oublierais parfois que je demeure une femme libre.
C’est une réflexion philosophique de l’« après génocide» que j’ai aujourd’hui, une vision aux horizons infinis et aux échos profonds, un paysage désertique où semble régner un seul élément : le silence. Le silence, dans toutes ses modulations qui vont du pianissimo de Dieu au fortissimo du défi du génocide, habite de nouveau mes pages, s’articulant dans la morphologie, la syntaxe, la sémantique.
Arméniens, Juifs, Tutsis, ces mots sillonnent l’histoire du XXe siècle comme une cicatrice indélébile. L’oubli prolongé de ces exactions diverses, a offert par la suite l’impunité à ceux qui voulurent la réitérer.
Depuis 1915, l’impunité du crime d’État contre les arméniens suscite une indignation et une profonde souffrance pour une majorité d’Arméniens. L’oubli joue en faveur du déni. Dans ce contexte, les héritiers expriment des revendications auprès des élus de leur nation d’appartenance, pour inciter leurs homologues turcs à se confronter à la responsabilité de leurs prédécesseurs, avec l’espoir qu’ils s’engageront dans un processus de reconnaissance symbolique de cette tragédie.
D’où face aux génocides qui témoignent de la tentation permanente d’éradiquer un « autre » plus ou moins fantasmé, des « sauveurs » se sont chaque fois dressés avec humilité. Issus de tous milieux et croyances, ils ont pour dénominateur commun leur plus radicale humanité, valeur qu’ils incarnent au cœur des ténèbres. Ils sont souvent réunis sous le terme de « justes », bien que ce terme ne soit officiellement utilisable que dans une définition précise, dans le contexte de la Shoah.
Mais, comme le dit si bien Raymond Aron à propos de ceux qui, à son avis, s’étaient trompés de combat après 1918, en particulier les pacifistes intégraux : « La Seconde Guerre mondiale nous a rappelé qu’une mémoire trop fidèle est aussi dangereuse que l’oubli. La meilleure façon de précipiter une catastrophe est d’employer les moyens qui auraient probablement évité la précédente. »
Car la question de l’« après génocide », bien qu’elle soit devenue un sujet thématique très connu, médité et presque un « classique » à propos duquel la rhétorique prend parfois le pas sur la réflexion, n’est pas encore « résolue » – à supposer que l’on puisse ici parler, sans indécence, de « résolution » – et surtout elle ne l’est pas quand on l’aborde à partir de la perspective théologique ou, pire encore, philosophique.
Peut-être faudrait-il que nous parlions des choses avec ce cynisme et cette efficacité-là ? C’est le passage par l’intime qui permet de mettre en lumière les effets de ce traumatisme collectif.
Il en va peut-être de moi-même, et c’est pour cela que j’ai l’impression de parler de moi-même lorsque je parle de l’Arménie.
Au Liban, on est dans un espace de grandes familles serrées et apeurées, qui en éclatant produit de petites figures arméniennes hésitantes, dont je fais partie, cherchant une complétude, à habiter de nouvelles formes, ramassant à nouveau les couleurs de la vie. Ces petites figures se veulent vivantes, belles et libres.
Arménienne me fut donnée ma langue ; humble ma maison sur le sol du Liban.
Pour me construire, je cherchais un avenir dans la diplomatie ; malheureusement mon pays communautaire m’a bloqué l’accès à cause de mes origines arméniennes. J’avais choisi de rester provisoirement à l’abri des atmosphères sourdement affolantes, oublier un certain temps les récits entendus, que j’avais sans doute naïvement relégués dans un dossier de mes origines à traiter plus tard. J’avais en vain espéré que leur déplacement dans une autre langue, le français appris à l’école, me donnerait quelque peu le moyen de me les approprier, et de me libérer du fardeau.
Sur quelques pages trouvées dans une bibliothèque, un grand-père y témoignait de l’esprit de lutte et de résistance qu’il avait dû puiser en lui, adolescent, pour maintenir, dans les pires moments, la vie et son sens. Il suggérait avec une sobriété troublante, le calvaire et la fin des êtres qui avaient constitué son monde. Sans doute voulait-il, par cet acte d’écriture, tenir à distance, exorciser la terreur endurée et en fixant sur le papier l’incandescence de la mémoire, temporiser le temps d’une ou de deux générations.
Mais à chaque nouvelle génération, des débordements pulsionnels issus du trauma collectif ont ressurgi dans le réel, sous diverses formes symptomatiques plus ou moins graves.
Les récits des rescapés, incapables d’assumer la réalité psychique de ce qu’ils racontent, ont restitué la seule réalité matérielle des faits. Le traducteur, défiant une conception positiviste de l’histoire, a opéré la secrète violence de les inscrire dans une subjectivité, la sienne et, ainsi partant, celle de ses lecteurs.
Il rendait par là un fidèle hommage à l’obstination de cette pulsion de vie qui amène le rescapé à affirmer son amour de la vie lorsque, par ces mots, il le lui lègue en héritage : « On se perd dans les marchés d’Aintab tant ils sont grands. C’est tellement beau qu’on n’a jamais assez le temps de les admirer. » Il se livre à la tâche, non seulement restitutrice mais avant tout créatrice, que Michelet assignait aux historiens : « Entendre les mots qui ne furent dits jamais, qui restèrent au fond des cœurs (fouillez le vôtre, ils y sont). »
De ce fait, nous les vivants, les vivants arméniens, et le reste des vivants libres, nous sommes dans un état de perte fondamentale, comme dénués de tout sauf du devoir de persistance, de conscience et de souvenir.
L’ingratitude est le prix à payer pour la certitude qui sous-tend une certaine question : « Est-ce qu’un homme peut se passer de sa patrie ? » Une conviction bien soulignée par Hannah Arendt montrant : « Cette confusion désespérée de ces voyageurs semblables à Ulysse mais qui, contrairement à lui ne savent pas qui ils sont, » et « les réfugiés allant de pays en pays » qui « représentent l’avant-garde de leurs peuples s’ils conservent leur identité ».
Au-delà du foisonnement intellectuel, autant philosophique que politique, pour expliquer ces bouleversements dans le monde, il faut comprendre que ces explications ne sont ni les plus subtiles, ni les plus créatives et encore moins celles qui proposeraient de nouveaux paradigmes.
Il y a comme une congruence de prises de positions entre hommes politiques en quête de discours rassurants, de juristes internationalistes guidés par leur esthétique de la hiérarchie des normes, de philosophes et de membres des Églises.
Par ailleurs, l’absence de bipolarité a conduit vers le désordre multipolaire confondu avec la lutte de tous contre tous. L’unipolarité était illusoire donc.
On ne peut en tout cas s’empêcher d’être frappé par les ambitions des états qui envisagent in fine une époque où, pour ce qui est de l’art de tuer, « les barbares en remontreront aux plus civilisés » et où Bonaparte pourrait bien être servi par un Edison...
II ne s’agit point ici du progrès des mœurs et de la civilisation. Ce progrès a ses lois, qui sont les lois mêmes de l’esprit humain. Elles règnent sur la diplomatie, mais elles la gouvernent peu : la diplomatie de tous les temps s’y est montrée fort réfractaire.
Les mots ont changé, les choses restent les mêmes. On parle encore de paix : les peuples ne connaissent pas de plus belle parole, ils aimeront toujours à l’entendre ; mais l’intérêt public est une expression un peu usée ; on y substitue des formules scientifiques.
Le sens de l’histoire ne fait plus aucun doute, à tel point qu’on peut, malgré le bruit et la fureur de ces dernières années, la considérer comme terminée.
Voici plusieurs mois qu’on trouve que la réalité actuelle est infiniment plus passionnante que n’importe quel film hollywoodien d’aventures ou de mascarades, car en fait, on a du mal à se situer par rapport à une frontière rationnelle. On a parfois l’impression de revivre le temps du carnaval moyenâgeux, quand le monde se retrouvait sens dessus dessous, à deux exceptions près : c’était temporaire et localisé. Or, actuellement, à l’échelle planétaire, les assises du – déjà– vieux monde sont totalement chamboulées et l’indécidabilité a pris le dessus sur la logique du prédictible.
Dans le vide étendu et sans fin, et les ports de l’illusion, je me pose la question : « Comment pouvons-nous aller loin avec indifférence ? » Face à l’angoisse qui ne finit pas, c’est le silence glacial, impératif unique.
On en est là. Au milieu. Impossible à dire ce que demain nous apportera. Et ne sachant où aller si, par mégarde, on nous demandait de choisir. Marx, le malaimé, dit que l’histoire se répète toujours deux fois, la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce.
Nous ne comprenons pas les discours de ces dieux de marbre qui gouvernent la terre.
C’est regrettable qu’en ce moment le monde se satisfasse uniquement du progrès technique et se soumette au règne de la quantité. « Pour votre confort et votre sécurité », serinent les hautparleurs de l’autorité actuelle.
Je préfère la réponse d’Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes : « Je n’en veux pas du confort. Je veux Dieu, la poésie, le danger véritable, la liberté, la bonté. Je veux du péché. »
Mais de ces lieux de pouvoir, malgré la brume qui flotte parfois, on devine une autre frontière, les mouvements agiles des hommes en liberté.
La vie… est étonnante… Elle s’en va parfois. Elle s’éloigne en s’envolant comme un oiseau craintif, elle s’accroche d’autres fois au corps malgré les coups reçus.
Le parcours de cette vie ne se raconte pas.
Le temps déborde nos vies, le souvenir submerge nos fragilités, il épouse la forme de nos existences précaires. Dans l’opacité inquiète du monde, nous nous sentions moins démunis, l’espoir était là.
Il fait nuit trop tôt et les gens se consolent autour d’un café. Et après, quoi ?
Peut-être que ce que nous avons subi et découvert, et qui a fructifié en actions – mais seulement en surface –, nous remplira un jour.
Peut-être l’harmonie et les ordres superposés sous terre doivent-ils s’unir à la dégradation – mais aussi à la fécondité– du chaos apparent.
Ce sera là, par bonheur, le travail qu’il faudra accomplir. C’est notre responsabilité, actions diplomatiques, lobbyings, – grâce aux séminaires et aux conférences – ici comme partout ailleurs.
Probablement, j’écris de dos. C’est comme peindre de dos, c’est montrer et cacher à la fois… Nous sommes dans un moment suspendu, un équilibre fragile qui va peut-être se détruire dans la scène suivante… Peut-être qu’en la rétablissant, nous retrouverons le Dieu qui nous manque, celui que l’on saura reconnaître dans le moindre regard, au creux de bras fatigués, au détour d’un sourire, à l’intérieur de toute âme.
La splendeur de Dieu vit discrètement en ce monde. Elle n’est qu’en deux endroits : dans la rosée au point du jour et dans les larmes de toute mère qu’elle soit arménienne, juive, palestinienne ou autre. Et, dans les deux cas, aussi, le même impératif de survie, engendrer, celui d’être en vie, tout simplement.
Un jour, sûrement, je serai à nouveau sur un bateau qui plongera profond dans la lame. En écrivant, pourtant, j’espérais quitter à jamais le versant dérisoire de l’attente. Cette façon de tendre l’oreille et de retenir son souffle : l’essentiel de la vie arménienne depuis tant d’années. Je pensais qu’en écrivant, l’attente prendrait une autre forme. Si quelque chose doit surgir, ce ne peut être que du fond de moi.
Et voilà que je guette encore, comme si on allait frapper à la porte. Au fond, rien ne bouge. Il ne se passera rien. Comment aller plus loin, maintenant, à partir de ce qui est entre nos mains ?
L’espoir, la persévérance : c’est à cette source qu’il nous appartient de puiser aujourd’hui si nous voulons espérer sortir de la « tristesse arménienne »… Le poids de la destruction, l’ampleur inégalée dans l’histoire des charniers produits par les turcs, par le nazisme et le stalinisme, la destruction des Arméniens, des Juifs d’Europe et les meurtres de masse (tutsis, cambodgiens), le dévoiement de l’idée de civilisation pour justifier la conquête, tout cela obscurcit profondément la conscience arménienne du XXIe siècle et rend bien difficile de « s’autoriser un avenir »…
Je laisse ce qui précède comme des interrogations toujours ouvertes. À mon sens, il faut attirer l’attention sur certaines postures attribuant à la parole un pouvoir magique, curatif, que sûrement elle comporte. Or cette capacité ne relève pas de sa qualité de style mais de ses possibilités d’élaboration.
Il est des silences, des pudeurs, qui protègent de la douleur.
Aintab est une de mes villes, parmi celles que j’aime… Je ne lui ai rien offert, sinon mon regard émerveillé.
Écrivaine
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Bravo pour cette analyse et cette profondeur dans votre analyse et vos sentiments exprimés dans un beau français. C'est aussi une richesse que nous avons acquis en vivant et grandissant dans ce Liban de notre jeunesse, ce bau pays qui a aussi accueilli nos parents et grands-parents qui ont eu cette chance. De Montréal MA
03 h 16, le 14 mai 2025