
Les jeux multijoueurs en ligne, avec leurs fonctions de tchat, brouillent la frontière entre amusement et danger. Photo d’illustration Bigstock
Zoe, neuf ans, ne se souvient pas d’une vie sans YouTube. À six ans, elle avait déjà sa propre tablette, une influenceuse préférée et une curiosité grandissante pour la section des commentaires. Comme des millions d’enfants dans le monde, son enfance se vit autant en ligne que dans la vie réelle, clic après clic, algorithme après algorithme.
Mais si les plateformes numériques promettent apprentissage, rires et connexion, elles exposent aussi les enfants à un environnement de plus en plus complexe et non réglementé. Des boucles de contenus addictifs aux prédateurs en ligne cachés derrière de jolis avatars, les risques que courent les enfants à l’ère numérique ne sont pas seulement techniques, ils sont profondément humains.
Les enfants d’aujourd’hui sont des natifs du numérique, mais ils ne sont pas protégés numériquement. Les réseaux sociaux sont conçus pour susciter l’engagement, pas pour garantir la sécurité. L’intelligence artificielle accélère tout : la communication, la création de contenu, mais aussi les moyens d’exploiter, de tromper et de manipuler. Pendant que les adultes peinent à suivre le rythme de l’innovation, les enfants doivent naviguer dans une jungle numérique qui n’a jamais été pensée pour leur sécurité.
Mais que signifie de grandir dans un monde où les écrans façonnent l’identité, où les données deviennent la monnaie de l’enfance et où les systèmes de protection n’ont pas encore rattrapé les applications que nos enfants ont dans leurs poches ?
Les nouveaux risques de grandir en ligne
L’un des défis les plus urgents de l’ère numérique est l’impact sur la santé mentale de l’exposition constante en ligne. Ce qui, autrefois, se limitait aux commérages de la cour d’école est désormais global. Des plateformes comme Instagram, TikTok ou Snapchat exposent les enfants à une perfection filtrée et à une popularité virale, 24 heures sur 24. Pour les enfants de 9 à 13 ans, la pression de devoir se montrer sous un jour flatteur et d’être « aimés » en ligne peut entraîner anxiété, dépression et une perception déformée de leur valeur personnelle. Ils finissent par associer leur valeur à des « likes », des partages, des tendances, toujours en train de courir après, toujours dans la peur d’être exclus.
Au Liban, où l’accès aux smartphones et aux réseaux sociaux est répandu, même parmi les familles à faibles revenus, ces pressions sont fortement ressenties. Une étude menée par une ONG libanaise spécialisée dans la protection de l’enfance a révélé que des enfants dès l’âge de 10 ans se sentaient anxieux s’ils ne publiaient pas régulièrement sur TikTok ou Instagram, craignant d’être exclus par leurs pairs. Les enseignants et les parents s’inquiètent aussi de voir les enfants se comparer aux influenceurs, qui promeuvent souvent des styles de vie irréalistes.
Pendant ce temps, les plateformes de jeux en ligne, autrefois considérées comme des espaces sûrs de créativité et de connexion, révèlent des aspects plus sombres. Des jeux multijoueurs comme Roblox ou Fortnite, avec leurs fonctions de tchat, brouillent la frontière entre amusement et danger. Les enfants peuvent, sans le savoir, interagir avec des adultes prédateurs se faisant passer pour des camarades, devenir la cible de cyberharcèlement, ou être exposés à des idéologies néfastes déguisées en blagues ou en mèmes. Ces espaces donnent l’illusion de la sécurité, ce qui laisse les parents dans l’ignorance des dangers dissimulés derrière des pseudonymes ou des avatars.
Malgré les preuves croissantes de ces risques, les systèmes de protection de l’enfance dans le monde entier peinent à évoluer suffisamment vite. Le paysage numérique reste en grande partie non réglementé. Les restrictions d’âge sur les plateformes sont faciles à contourner, et les contenus nuisibles se propagent souvent plus vite qu’ils ne sont signalés. Les cadres juridiques varient énormément d’un pays à l’autre, laissant des failles béantes dans la responsabilité.
La littératie numérique est une autre lacune majeure. De nombreux parents, enseignants et même professionnels ne disposent pas des outils nécessaires pour accompagner ou surveiller la vie numérique des enfants. Dans certaines familles, ce sont les enfants qui maîtrisent mieux la technologie que leurs parents, inversant ainsi les rôles traditionnels de guidance et de protection. Même lorsque des outils de protection existent comme les contrôles parentaux, ils sont souvent trop complexes à mettre en place efficacement, surtout dans les foyers marginalisés où l’accès au numérique ou à l’éducation est limité.
Cela a créé un système réactif, qui intervient souvent seulement après que les dégâts sont faits, plutôt que de fonctionner de manière proactive pour prévenir les dangers.
Repenser la protection à l’ère numérique
Des signes de progrès existent. Certaines grandes plateformes ont commencé à intégrer des fonctionnalités de sécurité. YouTube Kids, par exemple, propose un contenu filtré destiné aux jeunes enfants, tandis que TikTok a introduit des rappels de temps d’écran et des modes de visionnage restreints. Meta, la société mère de Facebook et Instagram, expérimente des outils permettant aux parents de suivre et de guider les activités en ligne de leurs enfants. De plus, l’intelligence artificielle est utilisée pour détecter les comportements suspects, signaler les contenus abusifs et intervenir avant qu’un dommage ne soit causé.
Mais même ces technologies ont leurs limites. Sans transparence, encadrement éthique et conception centrée sur l’enfant, les outils de sécurité peuvent vite se transformer en moyens de surveillance plutôt qu’en véritables protections. Ce qu’il faut, c’est un engagement à créer des environnements numériques où le bien-être des enfants passe avant les métriques d’engagement et les marges de profit.
En parallèle, la vraie protection numérique passe aussi par l’éducation. Les écoles doivent intégrer la littératie numérique dans les apprentissages quotidiens, en aidant les enfants à développer les compétences pour reconnaître les manipulations, fixer leurs propres limites et signaler les comportements inappropriés.
En tant que stagiaire en travail social dans le domaine de la protection de l’enfance, je m’efforce toujours d’aborder les effets des réseaux sociaux sur la santé mentale, que ce soit à travers des sessions de groupe de sensibilisation ou des interventions individuelles avec les bénéficiaires. Chaque effort compte.
Pour les parents, les éducateurs et les travailleurs sociaux, la clé est la connexion. Les conversations autour de la vie privée, du consentement et de la confiance doivent commencer tôt bien avant le téléchargement de la première application. Plutôt que de surveiller à distance, les adultes devraient s’impliquer directement dans la vie numérique des enfants : regarder des vidéos ensemble, jouer, poser des questions et maintenir un dialogue ouvert.
Les professionnels de la protection de l’enfance doivent également s’adapter. Les évaluations des risques numériques et la planification de la sécurité virtuelle devraient devenir des pratiques standard. Une bonne connaissance des tendances actuelles et des plateformes est essentielle pour comprendre les contextes où les risques peuvent apparaître. Se former à la protection par la technologie n’est plus une option c’est une nécessité.
Le monde numérique n’est pas près de disparaître. Bien au contraire, il devient plus immersif, plus intégré, et plus influent dans la construction des réalités de l’enfance. Cela implique une profonde responsabilité non seulement de réglementer les plateformes ou d’ajouter des filtres, mais de repenser fondamentalement ce que signifie protéger dans cette nouvelle ère.
Les enfants méritent des espaces numériques qui privilégient leur bien-être à leurs clics, qui respectent leur vie privée, et qui leur permettent d’explorer, de créer et de se connecter sans peur. Protéger l’enfance à l’ère de l’IA et des réseaux sociaux, c’est aller au-delà des mesures réactives pour construire des systèmes qui placent la sécurité en priorité, renforcent la résilience, et permettent à la prochaine génération d’aborder la technologie avec confiance et sens critique.
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