Portraits Portrait

Joseph Maïla, orateur disert et Levantin heureux

Joseph Maïla, orateur disert et Levantin heureux

Derrière les lunettes cerclées de métal de l’universitaire rompu aux arcanes des cercles académiques, derrière le philosophe dont la première thèse de doctorat n’est rien moins que le discours de l’anthropologie de Hegel à Lévi-Strauss, derrière le chef du Pôle Religions, directeur de la Prospective et conseiller au Quai d’Orsay arpentant le monde en tant que médiateur pour en résoudre les conflits, derrière le spécialiste du Moyen-Orient, de la géopolitique et des relations internationales et le latiniste distingué en costume-cravate, derrière tous ces personnages qui forment chacun l’une des facettes de notre héros du jour, surgit soudain, au fil d’une conversation des plus sérieuses avec Joseph Maïla, le bébé Cadum aux joues rondes, aux yeux étonnamment bleus et au regard myosotis curieux ouvert sur le monde qu’il a dû être…

Cette curiosité pour tout ce qui touche à l’humain, pour toutes les sciences humaines et les sciences de l’homme, cet humanisme en somme, il l’a conservé intact depuis l’enfance et, adolescent ardent ou homme mûr, il le cultive depuis, tous les jours, comme on cultive son jardin.

C’est que ce conférencier disert – dont les interventions sont impatiemment attendues par les milieux « éclairés » de Beyrouth en quête d’un « autre éclairage » – est si connu de son public que l’on se rend compte, qu’en définitive, on sait fort peu de choses sur l’homme. Oui, finalement, qui est Joseph Maïla ? Qui est Joe, comme l’appellent ses amis ?

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Non pas que cet homme courtois soit de ceux qui cherchent à jouer aux mystérieux ou à être ce qu’ils ne sont pas. Au contraire. Il a beaucoup trop confiance en lui-même et une aisance naturelle due à une éducation familiale à la fois exigeante et aimante pour jouer à ces jeux-là. Mais, au fil des années et de ses multiples interventions orales sur les tribunes des contrées du monde, l’homme public a fini par prendre le dessus sur l’homme privé, ce dernier s’abritant – loin de toute hubris – sous l’auvent de la modestie de l’érudit et d’une forme de pudeur que cultivent les gens bien élevés.

Né dans une famille originaire de Beit-Chabab de confession maronite, devenue plus tard latine, Maïla cumule déjà, dès sa naissance, les identités flottantes. Et alors qu’il est encore tout petit, sa famille quitte le Liban pour l’Égypte. Non pas le Caire où les « Chawam », ces syro-libanais francophones, prospères et mondains semblent surgir des fêtes somptueuses du Tarbouche de Robert Solé, mais Port-Saïd où son père est nommé directeur de banque. Le petit Joseph, au contact d’une société cosmopolite faite de Grecs, de Français et d’Italiens et sous l’influence d’une mère cultivée et grande lectrice, expérimentera, très jeune, ces diverses cultures jusqu’à parler comme première langue l’italien !

Dans cette société « hors du temps », dans ces enclaves coloniales protégées que sont Alexandrie et Port-Saïd, Maïla, comme tout jeune Levantin qui se respecte, fréquentera, dans la douceur de vivre du pays du Nil, divers Clubs de son milieu aux noms délicieusement rétro comme le Club Port Fouad, le Club nautique grec et le Club anglais…

Le réveil sera rude et vaudra à notre héros sa première conscientisation politique avec la « triple et lâche » agression contre l’Égypte qui se terminera, à l’avantage de Nasser, par la nationalisation du Canal de Suez, le 23 juillet 1956. Exalté par ce coup d’éclat, le jeune Joseph deviendra même plus tard – brièvement – un fervent nassériste !

Dans la foulée, les pressions exercées sur les écoles des missions étrangères, dont celle des Frères des Écoles chrétiennes dont il était l’élève, sonneront le glas de la parenthèse égyptienne. Avec moins de dégâts cependant que pour d’autres familles syro-libanaises, le père de Joseph n’étant pas un patron capitaliste dans le viseur des nouveaux dirigeants socialistes de l’Égypte, mais un directeur de banque qui retrouvera son poste dans une agence du même établissement bancaire au Liban.

Cap donc en 1958 sur le Liban, un Liban dont le petit Joseph entrevoyait déjà la côte déchiquetée bleue rosée du hublot de sa cabine, dans le navire qui le ramenait, chaque été, en vacances au vieux pays… Cap aussi sur l’incontournable Collège Notre-Dame de Jamhour dans lequel l’accent en arabe égyptien chantonnant du jeune Joseph lui vaudra bien des moqueries. Il n’en a cure, accumulant les premiers prix et les places d’honneur, à une époque où l’école faisait la part belle au latin, à la littérature et aux « humanités », comme on les appelait alors. Quant aux matières scientifiques et aux mathématiques qui n’intéressent que médiocrement notre sujet, elles étaient considérées par les bons pères comme des disciplines inférieures réservées aux élèves malchanceux que leurs parents, des commerçants florissants, destinaient, les malheureux, à prendre leur succession à la tête de l’entreprise familiale…

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C’est qu’en ces heureux temps, dans « nos maisons » comme on appelait alors les collèges jésuites, dans la classe du Collège de Jamhour dans laquelle Maïla avait pour camarades l’écrivain Amin Maalouf, le politologue Samir Frangié et le musicien Gabriel Yared, les élèves se divisaient entre Camusiens et Sartriens. C’est dire le niveau du débat… D’ailleurs, ce camusien de toujours, admirateur du discours de Stockholm de remise du prix Nobel à l’écrivain en 1957, est de ceux qui relisent pieusement chaque année l’admirable ouvrage de Camus, La Chute.

Ce niveau d’excellence académique se confirmera au cours des études universitaires de Joseph Maïla, diplômé lauréat de l’Institut d’études politiques de Paris et détenteur d’un doctorat en philosophie et d’un autre en sciences sociales des universités françaises.

Ce ne sont cependant pas les seuls diplômes qui pourraient, comme pour un autre universitaire, définir Maïla. C’est qu’il n’est pratiquement pas un seul champ du savoir humain qui lui soit étranger. L’intellectuel – cet être que lui-même définit comme étant « celui qui interroge la réalité pour l’expliquer, pour la reconstruire, au second degré, sur un plan théorique » – se passionne, en effet, autant pour la poésie de Rimbaud, de Baudelaire, de Mallarmé et des Parnassiens en général, que pour la poésie arabe moderne de Saïd Akl, Adonis, Mahmoud Darwich et Elia Abou-Madi. Et cet amoureux de la musique classique, de l’opéra allemand, de Bach et de Wagner – Le Crépuscule des dieux surtout – est aussi (comme Jacques Chirac ?) un collectionneur d’art africain.

En-dehors du domaine des arts, le latiniste qu’il est n’hésite pas à lire Cicéron, Tacite et L’Énéide de Virgile et à « apprendre la langue allemande pour Hegel », comme il le dit.

Dans son rapport à la religion, empreint de la foi de sa jeunesse et d’espérance, ce vaticaniste féru de théologie et de Teilhard de Chardin, qui a travaillé au dialogue interreligieux avec le Vatican et a été le premier laïc à occuper le poste de Recteur de l’Institut catholique de Paris, s’essaie à une tentative louable de concilier foi et rationalité hégélienne. C’est ainsi qu’il définit subtilement Dieu comme étant « la mémoire du temps ». Dans cette définition, Dieu ne peut donc jamais disparaître, étant le dépositaire des hommes et du temps.

Tout Maïla est dans cette approche conciliatrice : c’est que l’homme, malgré son érudition, n’est pas, comme tant d’autres de ses collègues intellos, un tourmenté qui pratiquerait l’introspection et s’interrogerait à l’infini sur lui-même et sur les crises existentielles de son moi. C’est un médiateur, un facilitateur, un pragmatique savant, espèce rarissime dans le milieu académique. Un Levantin en somme, ayant brassé toutes les idées, fréquenté tous les types d’hommes et frayé avec toutes les cultures. Mais aussi, un homme visiblement heureux, dans sa vie personnelle autant que dans sa vie professionnelle, ou qui a eu l’intelligence de cœur de tout faire pour l’être…

C’est cette même approche conciliatrice qui se retrouve dans ses idées politiques, plus proches de l’empirisme de Hobbes et du réalisme de Machiavel que des idéologies de gauche et des théories du changement social. Se définissant comme un « libéral social » avec un sens de la justice, Maïla pourrait être le conseiller avisé « florentin » idéal du Prince.

Mais c’est sur le Liban et les hommes politiques libanais surtout, que le politologue a écrit, d’une plume littéraire, ses pages les plus saisissantes : « Des personnes dont le mode d’être est uniquement d’apparaître, c’est-à-dire d’être comme ils ne sont pas… Seul subsiste alors l’espoir qu’une mer inlassable comme la vie recouvre de son écume, avec leur décor et leurs ors, les visages et les figures de notre tourmente. »

Au-delà, la « rondeur » de la pensée du personnage se retrouve aussi dans son épicurisme : c’est ainsi que cet amoureux du chocolat avoue avoir été jusqu’au Venezuela pour trouver les meilleures fèves de cacao, que l’amateur d’huile d’olive et de bon vin qu’il est traque les meilleurs « crus » où qu’ils soient et que ce connaisseur en fromages est capable de reconnaître, les yeux fermés, la provenance et le nom de tout morceau qui lui serait présenté.

Au-delà de ses écrits qui révèlent son esprit de synthèse – il n’est pas homme à écrire dix tomes sur un sujet quel qu’il soit – et de sa capacité novatrice de qualification d’une situation politique – « le Liban subissait ces dernières années une ‘‘captation d’État’’» – le véritable talent de notre héros, son bâton de maréchal, reste son talent d’orateur, celui-là même qui, au début de sa carrière universitaire, subjuguait ses étudiant(e)s à la Faculté des Lettres de l’USJ qui se souviennent toujours de leur blond et talentueux jeune professeur…

Il faut voir Joseph Maïla devant un pupitre, à une tribune pour le croire : debout, avec une aisance remarquable, durant près de deux heures, sans jamais regarder son texte ni même jeter un coup d’œil à un plan ou à une quelconque référence, parvenant toutefois à maintenir constamment le cap et le déroulé logique du discours, tour à tour souriant et grave, malicieux et savant, léger et érudit, l’homme a la capacité de tenir en haleine les publics les plus divers et les plus exigeants. Une faconde de Levantin, je vous dis.

Et si, selon les historiens, « le Levantin est un homme de l’entre-deux, un passeur culturel qui, parce qu’il se trouve au croisement, fait dialoguer les cultures et les civilisations au lieu de les opposer et construit des ponts là où beaucoup ne pensent qu’à ériger des murailles », quelle meilleure définition du Levantin – intellectuel – que Joseph Maïla ?

Derrière les lunettes cerclées de métal de l’universitaire rompu aux arcanes des cercles académiques, derrière le philosophe dont la première thèse de doctorat n’est rien moins que le discours de l’anthropologie de Hegel à Lévi-Strauss, derrière le chef du Pôle Religions, directeur de la Prospective et conseiller au Quai d’Orsay arpentant le monde en tant que médiateur pour en résoudre les conflits, derrière le spécialiste du Moyen-Orient, de la géopolitique et des relations internationales et le latiniste distingué en costume-cravate, derrière tous ces personnages qui forment chacun l’une des facettes de notre héros du jour, surgit soudain, au fil d’une conversation des plus sérieuses avec Joseph Maïla, le bébé Cadum aux joues rondes, aux yeux étonnamment bleus et au regard myosotis curieux ouvert sur...
commentaires (2)

"Au-delà, la « rondeur » de la pensée du personnage se retrouve aussi dans son épicurisme : c’est ainsi que cet amoureux du chocolat avoue avoir été jusqu’au Venezuela pour trouver les meilleures fèves de cacao, que l’amateur d’huile d’olive et de bon vin qu’il est traque les meilleurs « crus »..." C'est l'idée distordue que l'on se fait de l'épicurisme! Rien de plus éloigné de l'enseignement d'Epicure, qui prônait une vie frugale, et qui, avec un peu de fromage et un verre de vin, pouvait s'offrir un "festin". Les "Pères de l'Eglise", à cause de son matérialisme, ont sali sa réputation...

Georges MELKI

13 h 25, le 18 avril 2025

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Commentaires (2)

  • "Au-delà, la « rondeur » de la pensée du personnage se retrouve aussi dans son épicurisme : c’est ainsi que cet amoureux du chocolat avoue avoir été jusqu’au Venezuela pour trouver les meilleures fèves de cacao, que l’amateur d’huile d’olive et de bon vin qu’il est traque les meilleurs « crus »..." C'est l'idée distordue que l'on se fait de l'épicurisme! Rien de plus éloigné de l'enseignement d'Epicure, qui prônait une vie frugale, et qui, avec un peu de fromage et un verre de vin, pouvait s'offrir un "festin". Les "Pères de l'Eglise", à cause de son matérialisme, ont sali sa réputation...

    Georges MELKI

    13 h 25, le 18 avril 2025

  • Portrait très juste. Et j'ai d'autant mieux aimé la citation en conclusion de l'article que...j'en suis l'auteur. D'ailleurs, elle est quelque peu tronquée, aussi je me permets de la retranscrire telle que publiée dans mon roman "Les Abricots de Baalbeck" , paru en 2018: le Levantin est "un passeur culturel qui, parce qu'il en est au croisement, fait dialoguer les cultures et les civilisations au lieu de les opposer, construit des ponts là où beaucoup aujourd'hui ne pensent qu'à ériger des murailles" (p. 38). Mme Nassar aurait pu avoir l'amabilité de le signaler.

    otayek rene

    17 h 58, le 09 avril 2025

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