
Le nouveau président de la République Joseph Aoun le jour de son élection, le 9 janvier 2025. Mohammad Yassine/L’OLJ
En prenant la forme d’une mobilisation internationale en vue de dénouer un blocage institutionnel de plus de deux ans, l’élection du général Joseph Aoun a souligné les enjeux attachés au choix du chef de l’État libanais. Alors qu’on croyait son attrait perdu du fait de la réduction, depuis Taëf, des compétences qui lui étaient attachées, voilà que la fonction présidentielle retrouve sa centralité. Le chef de l’État est, de fait, réinvesti comme une pièce essentielle dans le jeu institutionnel et non comme la simple magistrature morale. Par son élection, le président de la République, protecteur de la Constitution et partant du bon fonctionnement des institutions, a pu reprendre en main la maîtrise d’un navire à la dérive. C’est, peut-on du moins l’espérer, la fin d’une crise jouée et rejouée depuis les antécédents de 2006 et de 2014. On peut en déduire aussi l’échec d’une stratégie imaginée par le Hezbollah pour imposer, par blocages successifs et grignotage de parts de pouvoir, son hégémonie. Les revers importants subis par le parti à la suite de sa déclaration de guerre intempestive aux côtés de Gaza, en octobre 2023, l’auront contraint à négocier le cessez-le-feu du 27 novembre qui a desserré l’étau condamnant l’État au rôle d’appendice.
Violation persistante de la Constitution
Pour autant, si on peut d’abord se féliciter du résultat de la séquence qui a conduit à remettre l’État sur les rails institutionnels, force est de constater que l’autre séquence, juridique celle-là, témoigne une fois encore du non-respect des normes qui régulent tout État de droit. C’est peu dire. La violation voulue et persistante de la Constitution qui contraignait le président de l’Assemblée nationale à tenir dans les délais impartis des sessions parlementaires continues jusqu’à l’élection d’un président de la République est une forfaiture. De même que passer outre aux empêchements formels prévus pour être candidat.
Fera-t-on pour autant le procès de ces manquements quand on sait de combien d’irrespect à la Loi fondamentale s’est accompagnée la vie publique depuis Taëf (pour ne pas remonter plus loin) ? La Constitution a été la plus grande victime symbolique de la guerre du Liban. Non seulement elle a été foulée aux pieds par la violence milicienne, mais, par la suite, ceux qui étaient supposés la défendre en ont été les plus grands fossoyeurs. Depuis, son respect est devenu une question de convenance. Que l’on songe aux multiples violations datant de la domination syrienne, elle-même issue de cette idée saugrenue de confier à ce régime dictatorial la mission d’aider le Liban à restaurer sa démocratie parlementaire.
Que l’on songe à la pratique erratique et arbitraire d’un président de la Chambre, à la longévité digne d’une république bananière, qui considère que le Parlement est maître de lui-même et de la loi, et érige la fermeture de l’Assemblée nationale et l’obstruction législative en modes de régulation de la vie démocratique. Que l’on songe à un gouvernement juridiquement démissionnaire – dont de surcroît ont démissionné de facto certains de ses membres –, expédiant les affaires courantes (ainsi que toutes les autres), mais inapte durant quatorze mois à s’adresser à la nation pour tenter d’expliquer une guerre déclenchée de manière incompréhensible à partir du territoire libanais ! Cette nouvelle anomalie juridique fera demain les délices des étudiants qui auront à se pencher sur cet objet constitutionnel non identifié que fut le gouvernement Mikati, piloté avec une gravité feinte par des maîtres artistes de l’ambiguïté.
Le second conditionnement de l’élection présidentielle fut la signature des arrangements de sécurité conclus entre Israël et le Hezbollah puis avalisés par le gouvernement. La nécessité de mettre en œuvre la résolution 1701 aura été le déterminant majeur de cette élection. Le désarmement des milices et le déploiement des seules forces armées et de sécurité libanaises sur le territoire national nécessitent de fait le recours à la coercition pour imposer à terme l’autorité de l’État. Cela appelait-il pour autant à l’élection du quatrième commandant en chef depuis Fouad Chehab ? Cette dérive que l’on peut qualifier de prétorienne, qui vise à faire des militaires les garants de la paix civile – sans que ces derniers n’instaurent, comme ailleurs, une dictature –, renvoie à l’implicite d’une guerre civile dont serait menacée en permanence la société libanaise.
Tutelle internationale
Enfin, le contexte créé par la réactivation de la résolution onusienne s’est doublé d’un mécanisme de supervision des accords de désengagement coprésidé par les États-Unis et la France. C’est là l’élément intrusif nouveau qui met le Liban sous une tutelle internationale. Une tutelle certes réduite à la dimension militaire et de stabilisation frontalière, mais qui fait de ces parties prenantes étrangères des garantes du maintien de la paix au Liban-Sud. L’élection présidentielle libanaise est liée à ce nouvel ordre sécuritaire qui s’est construit sur la défaite de la stratégie iranienne à Gaza et au Liban ainsi que sur l’effondrement de la dictature syrienne. De sorte que l’on peut dire qu’il s’agit d’une élection par effraction, due au déblocage brutal et violent d’une situation régionale restée longtemps figée. En somme, une manière de trancher le nœud gordien qui avait paralysé l’état des choses politiques au Liban. Place est ainsi ouverte également à l’émergence d’autres acteurs, en particulier l’Arabie saoudite, à nouveau impliquée au Liban comme dans le plan de reconfiguration d’ensemble du Moyen-Orient.
Ce bouleversement géopolitique rapide n’aura pas manqué de raviver la vieille antienne selon laquelle c’est « l’intrusion de l’étranger » qui détermine le sort de l’échéance présidentielle, comme en 1943, en 1958, en 1976 ou en 1982. On rappellera qu’à Taëf, comme en 2008 à Doha, se joua le choix des présidents. Comment expliquer ce tropisme, cette inclination à s’aligner ? Par l’immaturité psychologique de communautés menées par des dirigeants qui ont fait de la peur de l’autre l’aiguillon de leur mobilisation politique ? Peut-être. Mais le Moyen-Orient, lieu du premier génocide du XXe siècle (celui des Arméniens), lieu de guerres intestines (dont celle du Liban), lieu de massacres et de persécutions religieuses, témoigne de la violence durable qui habite les esprits. La recherche de protecteurs hors du périmètre communautaire ou national paraît alors « naturelle ». Avec l’illusion que le protecteur est là pour faire les intérêts du protégé. Ou que les solidarités religieuses transnationales peuvent tenir lieu d’identités communes ou partagées.
L’État tampon
À ces approches, qui contiennent des éléments de vérité, on préférera celle qui explique la convoitise stratégique dont le Liban est l’objet par la particularité de sa situation géopolitique. Petit pays, pris en tenaille entre deux États rivaux, dont l’un est un ennemi avéré et l’autre un frère supposé, le Liban est par géolocalisation un État tampon. Sans moyens comparables à ceux de ses voisins, sa politique extérieure est dictée par la recherche d’un équilibre incessant entre deux volontés contradictoires, toutes deux attentatoires à sa souveraineté. Quand les tensions se font jour dans la région, le pays se trouve tiraillé entre les puissances en dispute et divisé à l’intérieur du fait de la polarisation de ses communautés.
Trois options sont alors possibles. La première consiste, faute de pouvoir opposer une force égale ou supérieure à la partie adverse, à céder à l’un des voisins et à subir des limitations voire des amputations de souveraineté. Ce fut le cas avec l’accord du Caire de 1969 où l’OLP, appuyée par la Syrie, a pu bénéficier d’une rente de situation armée au Liban-Sud puis dans la capitale même. Ou encore lors des invasions israéliennes de 1979 et de 1982. Mais dès le retrait israélien de 2000, voilà que s’annonce le retour de Damas. Dans l’intervalle, la lutte interchrétienne attisée par la rivalité entre les frères ennemis du Baas a conduit au triomphe de la Syrie qui, avec les accords de Taëf, prolonge son occupation de quinze ans supplémentaires assortis de traités inégaux « d’amitié » et « de coopération ». Ce jeu d’oscillation permanente a marqué le destin libanais de 1975 à nos jours si l’on inclut l’intermède par procuration de l’Iran.
La deuxième possibilité est de voir une intervention extérieure venir protéger l’État tampon, comme lors du débarquement des marines en 1958. Un cas de figure particulier à signaler ici fut celui du mandat du président Amine Gemayel. Ce dernier sut courageusement résister à l’alignement sur les deux protagonistes en renonçant tour à tour à un traité de paix avec Israël en 1983 et en refusant l’accord tripartite patronné par la Syrie en 1986. Ce double rejet fut l’honneur du pays, mais il n’a pas suffi, du fait de la conjoncture d’alors, à le tirer d’affaire.
La troisième possibilité est la posture de neutralité. Cette dernière peut être soit juridiquement entérinée et consignée par un traité reconnu par ses voisins, soit alors le résultat d’une politique extérieure de non-alignement sur les axes régionaux. Telles furent, dans leur variété, les politiques suivies par la Belgique (entre 1870 et 1974), l’Uruguay, l’Autriche après la Seconde Guerre mondiale, ou actuellement la Suisse. On retrouve des éléments de cette problématique dans le cas du Liban aujourd’hui à la faveur de l’intervention internationale renvoyant dos à dos Israéliens et Syro-Iraniens et dans le projet de désarmement des milices pour revenir au respect de l’armistice de 1949.
La proposition d’une neutralité dite positive fut énoncée par le président
Joseph Aoun dans son discours d’intronisation. Il faut s’en emparer. Après tout, n’est-ce pas là, outre celui de la coexistence communautaire, l’autre pilier du pacte national, à savoir que le Liban ne saurait être un « point d’ancrage ni de passage » ? Le conflit commencé en 1975 s’est perpétué jusqu’à nos jours par l’oubli actif de ce principe fondateur, les acteurs de la guerre ayant passé des alliances par définition asymétriques avec des prédateurs régionaux. Il faut espérer qu’après la formation du premier gouvernement de l’ère nouvelle conduite par Nawaf Salam, le chemin de la réconciliation nationale saura concrétiser les aspirations citoyennes à la paix.
Par Joseph MAÏLA. Professeur de relations internationales à l’Essec (Paris), ancien recteur de l’Université catholique de Paris et ancien vice-doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’USJ.
« pièce maitresse », en effet..La présidence reprend du poids.avec M J AOUN. C’est l’Homme qui fait le président.Le charisme,la confiance,le crédit et LE RESPECT NATUREL provenant du peuple qui fait un président.Ce n’est pas le TITRE qui fait le président.Ce n’est PAS le respect imposé par la force, par les arrestations et jugements à l’encontre du peuple qui fait que le président soit respecté.On est président avant d’avoir le titre. Et non par la force du blocage du pays. Imputer son propre échec au système post TAEF qui a limité les prérogatives du président n’est pas digne d’un président.
12 h 40, le 18 janvier 2025