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Idées - Point de vue

Du « martyr » au Liban : l’amour de la mort et le sens de la vie, ou inversement…


Du « martyr » au Liban : l’amour de la mort et le sens de la vie, ou inversement…

Les funérailles de Abbas Raad, fils du chef du groupe parlementaire du Hezbollah, Mohammad Raad, à Jbaa, au Liban-Sud, le 23 novembre 2023. Photo d’illustration Mahmoud Zayyat/AFP

La guerre du Liban s’est accompagnée dès ses débuts de discours justifiant le dévouement de soi jusqu’au sacrifice suprême dans la défense de causes considérées comme sacrées. Quoi de plus connu depuis la nuit des temps que ces actes extrêmes commis au nom de valeurs absolues qui justifieraient que l’on vive tout autant que l’on meure pour elles ? Dans un monde de conflits, la mort que l’on inflige est l’expression ultime de la puissance pour imposer sa force à un ennemi ou lui signifier une ultime détermination.

Tout au long du tragique déroulement de la guerre au Liban, la mort au combat a revêtu le sens de la résistance à un destin qu’un ennemi, variable selon les époques, entendait dicter au pays ou à l’une de ses communautés. Attaquées dans leur existence propre, exposées au risque de perdre leur terre ou leur place, leur identité ou leur culture, ou simplement leur pouvoir et les leviers de leur puissance, ces dernières ont mobilisé leurs forces dans un combat où la mort était perçue comme le prix inéluctable à payer pour la survie du groupe. Que ces combats soient mêlés à des intérêts politiciens, qu’ils soient instrumentalisés, fruits de complots réels ou imaginaires, là n’est pas l’enjeu. Ce qui compte, c’est qu’au moment du danger le plus grand, le plus grand sacrifice soit consenti. Là seulement réside le sens de la lutte de ceux qui donnent leur vie pour la vie des leurs. Quand ils tombent, dit la voix populaire, ils meurent en « martyrs ».

Risquer sa vie, au Liban, pour pouvoir prier à Jérusalem

Le martyr (chahid) est un témoin. Il est celui qui atteste de la permanence de son attachement et de l’attachement des siens aux causes « sacrées » du groupe. Il incarne la mort faite exemple de vie donnée et comme transcendée. Il est le héros d’une résistance à l’oppression, celui d’une détresse surmontée et sublimée face à cette absurde fatalité qui veut que pour que l’on vive dans son pays, et que l’on y vive digne et libre, il faille à tout moment s’exposer à mourir. Le souvenir auréolé et radieux de ceux qui sont tombés conforte alors l’opiniâtre ténacité de leurs frères qui tentent de trouver dans la pénombre des raisons de croire et de persévérer. Cette triste réalité s’est imposée, dans l’insoutenable prolongement de violences qui datent de cinquante ans à présent, comme le signe d’un horizon tragique et persistant de luttes et de deuils, de sursauts exaltés et d’espoirs affaissés, de paix espérées et de dignités bafouées.

Là seulement réside le sens de la lutte de ceux qui donnent leur vie pour la vie des leurs
En prise avec des opposants internes mais faisant face également à des envahisseurs étrangers (ennemis ou faux frères), l’opinion publique a fini par assimiler aux combattants tombés tous les civils qui par malheur ont perdu la vie à l’occasion des multiples occurrences d’une violence qui tue indistinctement : du rapt aux bombardements, des explosions de voitures piégées à celle, dramatique entre toutes, du port de Beyrouth, ou, comme à l’entame de la guerre libanaise, au meurtre abject au détour d’une rue guettée par un franc-tireur. Dans cet univers de la mort anonymement donnée, le martyre des siens vient signifier à une communauté la grandeur têtue de la cause qu’elle défend et qu’elle sert face à l’indicible souffrance qu’autrui tente de lui infliger, et à l’infini sacrifice auquel courageusement elle consent. Le martyr fait figure de héros dans une liturgie de gloire et de salut, de visées politiques sans arrêt invoquées et de sacralités sans cesse convoquées.

En effet, dans une société composée de communautés de foi, la mort qui frappe ainsi que la scénographie du sacrifice qu’elle entraîne s’habillent de religion. Sur les terres d’Orient, on meurt rarement pour des causes profanes. Un entrelacs s’est installé qui ne permet plus de distinguer les intentions des acteurs politiques du support religieux auquel ils veulent les adosser. Voilà que cette confusion a été relancée à l’occasion des évènements tragiques qu’a vécus le pays depuis le déclenchement de la guerre du Hezbollah contre Israël en octobre 2023. Dans sa guerre aux côtés du Hamas, le Hezbollah a renoué avec son langage usuel de mobilisation. Mais plus encore, pour une résistance qui se qualifie « d’islamique », la bataille menée en appui au Déluge d’al-Aqsa a revêtu forcément tous les aspects d’une guerre sainte. Même si, de manière plus « terre à terre », le Hezbollah entendait apporter d’abord sa contribution à une stratégie iranienne d’ensemble destinée à faire échouer une normalisation en cours des rapports israélo-arabes, combattre pour Gaza, au Liban, c’était s’engager résolument sur le « chemin de Jérusalem ». C’était risquer sa vie, au Liban, pour pouvoir prier à Jérusalem, selon le vœu sans cesse formé du chef du Hezbollah. C’était aussi joindre deux causes : celle de Dieu et celle des hommes, qui ne sont en réalité qu’une seule cause, Dieu étant, au plan profane de son invocation, le fédérateur ultime de causes éparses que la raison politique ne parvient pas toujours à lier.

Ce lien théologico-politique n’est pas neuf. Il s’inscrit dans un discours plus vaste qui va, pour son aspect le plus immédiat, à un rejet du sionisme usurpateur de la Palestine et, pour sa dimension sacrée, à l’opposition aux fallacieuses prétentions d’aujourd’hui sur ce qui fut, il y a plus de deux mille ans, la « terre promise ». Dans le cadre de cette contestation, l’islam politique ne craint pas de faire mention de l’histoire des batailles du prophète de l’islam contre les tribus juives de la péninsule Arabique au septième siècle de notre ère. Certains des slogans du « parti de Dieu » identifient même la lutte armée qu’il mène contre l’armée israélienne à ces guerres de jadis, menaçant, dans l’un de ses slogans, les soldats de Tel-Aviv du retour de « l’armée du Prophète ». Les partis islamistes sont familiers de cette phraséologie de jonction entre histoire politique et histoire sainte. Ces noces sacrées du sang et du croissant ne sont pas, bien entendu, sans rappeler les croisades de l’Europe chrétienne quand ses chevaliers s’élançaient au combat en Palestine aux cris de « Dieu le veut ».

Ces noces sacrées du sang et du croissant ne sont pas sans rappeler les croisades
Dans le contexte de la dernière confrontation entre Israël et le Hezbollah, le discours de ce dernier s’est ainsi encore plus accentué autour de l’idée d’un devoir religieux de résistance. La lutte contre l’occupation et pour la libération est un combat sacré dans lequel le combattant est d’abord un croyant. La mort qu’il risque ne lui fait pas peur. Sans la rechercher, il l’accepte, comme l’ultime témoignage de sa foi. La mort au combat donne à la vie sens et finalité. Elle n’est pas la mort, elle est la vie portée à son paroxysme, la vie couronnée, la vie dévoilée et comme révélée à elle-même dans sa signification profonde. Dès lors, point d’injustice à déplorer, ni de raisons de se consoler, ni de pitié à implorer, ni de condoléances à présenter. Le martyre se conquiert à la manière d’un ciel que l’on désire. Celui qui meurt au combat, sur le chemin de la libération de Jérusalem, est un héros de la foi dont l’exemple remplit de joie le cœur des croyants. Son sacrifice est bénédiction, sa mort est son « élévation » et non l’annonce de sa disparition. Le processus du deuil qui est ainsi ouvert fait sa jonction avec la passion et la mort de Hussein, le martyr de Kerbala, au destin duquel s’associe tout martyr. Sa bataille, Hassan Nasrallah, la mena jusqu’à son propre martyre, ne cachant, à aucun moment, son désir d’éternité. Son aspiration était de suivre les pas de ceux qui l’avaient précédé au poste qui était le sien. Maniant le paradoxe d’une entité sioniste frêle et fragile qu’il allait vaincre, il se disait cependant prêt à subir l’épreuve suprême. En réalité, peu lui importait la victoire. « Si nous gagnons, disait-il, nous serons alors les vainqueurs, et si nous tombons en martyrs, nous serons encore les vainqueurs. »

« Pro patria mori »

Comment considérer cet attrait de la mort qui se présente comme le moyen obligé et presque un tribut à payer pour le triomphe de ses idéaux ? D’abord par le respect envers ceux qui respectent leurs convictions. Mais des interrogations légitimes ne manquent pas de surgir. Que faire d’une violence qui trouve sa justification dans le rapport d’un homme seul avec la divinité dont il dit connaître la volonté ou dont il pense que toute décision qu’il prend possède un caractère de devoir sacré agréé par Dieu ? Comment, de plus, évaluer une décision comme celle d’ouvrir un front le 8 octobre, quand il ressort, en dépit de toute évidence, qu’elle fut, aux dires de ses initiateurs, une « victoire divine » ? Si l’on concède que la défaite dans un combat pour Dieu peut constituer du point de vue spirituel une victoire, en quoi l’issue de la guerre ferait-elle oublier, au plan des faits, son caractère d’échec stratégique et militaire ? L’insistance à transformer un désastre en victoire n’est-elle pas une mystification qui sert une volonté politique d’exister mais occulte grossièrement la réalité politique existante ? Comment en convaincre les adeptes de convictions religieuses et politiques différentes, qui ont été accablés des mêmes afflictions et douleurs sans partager, cependant, les conclusions de triomphe de ceux qui estiment avoir remporté la guerre ? Comment départager le politique du spirituel ? Comment ne pas penser que le projet d’inciter des hommes, au nom de Dieu, à mourir peut servir un objectif strictement et désespérément humain ? Rien même qu’humain. Rechercher le martyre, est-ce une finalité de vie ? Ou bien plutôt penser qu’en définitive ce n’est pas la mort qui donne un sens à la vie dont elle est la négation, mais, qu’inversement, c’est la vie qui donne un sens à la mort dont elle est l’accomplissement.

C’est la vie qui donne un sens à la mort dont elle est l’accomplissement

Dans des sociétés de pluralisme religieux comme le Liban, la question est de savoir alors comment conjuguer des convictions et visions du monde différentes et des causes collectives dignes que l’on sacrifie sa vie pour elles. De fait, dans la formation des États, l’idée d’une commune culture politique est supposée unir les citoyens dans la reconnaissance de valeurs communes et dans la solidarité envers une patrie commune. Si le Liban a été confirmé comme « patrie définitive » pour tous ses citoyens, la culture politique qui doit inculquer des allégeances et des idéaux partagés ne semble pas encore au rendez-vous. La récente et terrible flambée de violence qui s’est étalée sur plus d’un an a manifesté la profondeur des clivages entre les Libanais qui adhéraient à la cause de la guerre et ceux qui n’en voyaient ni la légitimité ni la nécessité. Être capable, dans un même pays, de s’opposer sur des questions fondamentales de souveraineté ou d’indépendance, c’est camper en permanence sur le seuil des querelles fratricides. La sortie de cet émiettement du sentiment national ne peut se faire que dans l’allégeance à une patrie.

« Pro patria mori » (Horace) : cet adage a permis de passer, dans l’histoire des États et plus singulièrement des démocraties, de la fidélité à un prince à l’adhésion à une nation. C’est avoir réussi à dépasser les distinctions et le séparatisme des sensibilités politiques ou d’attraction culturelle pour ne reconnaître qu’une seule cause patriotique. Pour y parvenir, la clef se trouve dans l’éducation. L’apprentissage de la citoyenneté doit se faire en concomitance avec une éducation religieuse ouverte capable d’amener à penser sa foi en accord avec celle des autres. De telle sorte que les convictions des uns et des autres ne soient pas des motifs d’exclusion ni de radicalité mais des amorces de liens de complémentarité et de concordance. À défaut, se perpétuera cette triste condition de l’être libanais tenté d’ériger ses particularités culturelles en norme nationale, ses singularités religieuses en exclusivité de gouvernement, ses choix de modèle politique – y compris théocratique – en modèles généraux et ses sacrifices en droit à dominer. Alors se succéderont les commémorations de ceux tombés aux champs d’honneur des religions politisées. Pitié pour les morts ! Leur sacrifice n’a d’égal que leur foi dont nul ne pourra s’emparer et que nul ne pourra confisquer. Restera à inventer des modes de vivre-ensemble qui permettront de jouir d’une vie apaisée dans une société d’égaux où les convictions de chacun ne seront pas des obstacles à l’édification de valeurs partagées par tous.


Par Joseph MAÏLA, Professeur de relations internationales à l’Essec (Paris), ancien recteur de l’Université catholique de Paris et ancien vice-doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’USJ.

La guerre du Liban s’est accompagnée dès ses débuts de discours justifiant le dévouement de soi jusqu’au sacrifice suprême dans la défense de causes considérées comme sacrées. Quoi de plus connu depuis la nuit des temps que ces actes extrêmes commis au nom de valeurs absolues qui justifieraient que l’on vive tout autant que l’on meure pour elles ? Dans un monde de conflits, la mort que l’on inflige est l’expression ultime de la puissance pour imposer sa force à un ennemi ou lui signifier une ultime détermination.Tout au long du tragique déroulement de la guerre au Liban, la mort au combat a revêtu le sens de la résistance à un destin qu’un ennemi, variable selon les époques, entendait dicter au pays ou à l’une de ses communautés. Attaquées dans leur existence propre, exposées au risque de perdre leur...
commentaires (5)

Les leaders arabes dont HN qui haranguent les populations s'en foutent de l'ideologie ou de la victoire sur le sionisme. Ce qui leur importe est de gouverner. C'est clair au hezballah oú le discours officiel est dirigé á leur micro société qu'ils gardent dans le sous développement.

Moi

15 h 21, le 12 mars 2025

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Commentaires (5)

  • Les leaders arabes dont HN qui haranguent les populations s'en foutent de l'ideologie ou de la victoire sur le sionisme. Ce qui leur importe est de gouverner. C'est clair au hezballah oú le discours officiel est dirigé á leur micro société qu'ils gardent dans le sous développement.

    Moi

    15 h 21, le 12 mars 2025

  • Personne ne nous ferait croire que HN a sacrifié sa vie pour une idéologie quelconque à part celle des mollahs qui voulaient retrouver leur empire comme tous les autres dictateurs et qui s’étaient servi de lui, en lui promettant le pouvoir, l’argent et la domination de notre pays à vie. Voilà le topo

    Sissi zayyat

    17 h 21, le 09 mars 2025

  • Il y a un point que vous n'avez pas abordé M.Maila et j'espère que vous l'aborderez dans vos réflexions: La valeur humaine, quantitavement, mathématiquement dans les différentes cultures et sociétés. Les juifs depensent des milliards (en influence, guerres, renseignements) pour recuperer ne serait ce que des depouilles, les USA ont dépensé des milliards pour venger les victimes du 11 septembre, les rapports d'echanges de prisonniers occident vs reste du monde est de 1 contre plus que 1. Récemment le rapport Israel vs Palestiniens etait de 1 contre pratiquement 50.

    Moi

    14 h 28, le 09 mars 2025

  • …. »Risquer sa vie, au Liban, pour pouvoir prier à Jérusalem »…. Ceci est une des pires hérésies et aberrations…QUI INTERDIT LE VOYAGE ET LA PRIÈRE A JERUSALEM ??nous-mêmes… cad le liban… personne d’autres ne nous empêche d’y aller… Les égyptiens, les jordaniens, les emiratis, les quataris, les marocains… tout le monde y va… ce sont nos propres lois qui interdisent l’aller à Jerusalem. De nombreux pays n’ont pas de relations politiques, diplomatiques entre eux…etc.. mais leurs lois n’interdisent pas à leurs citoyens d’aller en pèlerinage dans ces pays respectifs… Mettez à jour les lois.

    LE FRANCOPHONE

    09 h 47, le 09 mars 2025

  • Merci pour cet article qui interpelle. L’éducation, OUI! Et aussi apprendre l’introspection. Chacun de nous, dans sa conception de la vie, participe à la réalité du moment. Nous sommes tous responsables et inséparables de ce dont nous témoignons autour de nous. Cela doit aussi être enseigné.

    Shammah Dania

    08 h 40, le 09 mars 2025

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