Discours prononcé lors du dîner annuel de l’Association des Assyro-Chaldéens en France (AACF), le 4 mars 2025, à l’Hôtel Intercontinental, à Paris, en présence du ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, et de nombreuses personnalités.
Le 8 février 2023 et le 29 avril 2024 n’étaient pas des jours comme les autres. Honneur au Parlement français qui a rendu justice à un peuple souffrant, dont la tragédie a fait son entrée dans la conscience universelle, en vertu de deux résolutions, et hommage aux parlementaires.
Le début du XXe siècle est à l’origine d’un drame et restera dans la mémoire collective comme celui de la grande tragédie, appelée « Sayfo » ou « Saypa » (en syriaque « épée »). Cette politique de nettoyage ethnique, planifiée par Talaat Pacha, ministre de l’Intérieur, dès janvier 1915, voire quelques mois avant, secondé par Djevdet bey, gouverneur du vilayet de Van, et Réchid bey, gouverneur du vilayet de Dyarbakir, était attisée par le panturquisme, le pantouranisme et le panislamisme.
Cette tragédie a commencé le 4 janvier 1915, dans l’Azerbaïdjan iranien frontalier, ciblé par la Turquie, où vivait une communauté chrétienne assyrienne depuis 2 000 ans. Cette date est doublement importante : c’est le premier acte de la tragédie et ce fut le début du tourbillon qui dévasta tout le pays assyro-chaldéen-syriaque, de Hakkari à Adana, jusqu’en juillet-août 1918.
Dans ce cadre s’inscrit une autre date très importante, ô combien symbolique, celle du vendredi 9 avril 1915, jour sombre où le vali de la province de Dyarbakir, Réchid bey, surnommé Néron, ordonna d’arrêter les notables chrétiens et les responsables de la communauté. Ce fut le commencement des convois de déportés qui inaugurent la suite, à Dyarbakir, surnommée « la citadelle du sang », et à Mardine, qualifiée d’« héroïque », et dans les villages environnants, en mai et en juin, racontés par des témoins directs, dont trois dominicains français : Hyacinthe Simon, Jacques Rhétoré et Dominique Berré, présents à Mardine.
Durant cette tragédie, la diplomatie française a été assez active, particulièrement sur les événements qui eurent lieu sur le front turco-persan en 1918. En effet, la France s’est montrée solidaire et a protesté énergiquement contre les massacres. Il suffit de lire les correspondances de l’ambassadeur à Téhéran, Raymond Lecomte. La diplomatie française fut également à l’origine d’une commission d’enquête instituée en Iran sur les meurtres de Mgr Sontag, Alsacien, et de Mathurin L’Hotellier, Breton de Trégueux/Saint-Brieuc, et de chrétiens autochtones, même si elle n’a jamais abouti.
Aujourd’hui, avec cette reconnaissance par le Parlement, une nouvelle page s’ouvre, qui marque le passage des Assyro-Chaldéens d’un peuple classé, à tort, en marge de l’histoire, à un peuple, devenu acteur et désormais inséré dans l’histoire.
Quelle sera la suite ? Il faut espérer que cette reconnaissance deviendra un jour une loi, c’est-à-dire un texte qui oblige, et que cela puisse se traduire par la découverte de leur langue et leur culture.
À propos de l’identité de ce peuple, on entend des questions, fort légitimes par ailleurs, sur le nom qui le qualifie : assyrien, assyro-chaldéen, syriaque. De quoi s’agit-il ?
Disons de prime abord qu’aucun de ces termes ne résout la question dans l’absolu, car derrière chaque nom se profile une histoire qui recouvre souvent des enjeux, parfois passionnels, qui sont loin de faire consensus. C’en est ainsi. Oui, cette communauté qui est la mienne, à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir, est connue sous plusieurs appellations, et ce pour des motifs pas seulement religieux. Plusieurs facteurs interfèrent, y compris d’ordre international. Qui plus est, aux termes précédemment cités, s’ajoutent « nestoriens », « jacobites » et « Araméens ».
Cependant, par-delà les différences, ils se considèrent comme apparentés aux peuples assyrien, babylonien, chaldéen et araméen de l’antique
Syro-Mésopotamie, dont l’histoire remonte à plus de 5 000 ans. Après la déperdition de leur État, suite à la chute de Ninive et de Babylone, ce furent les Églises en tant qu’institutions qui devinrent les protectrices du peuple et le vecteur de son unité, appartenant au même fond syro-mésopotamien, unis en partage par la même langue,
l’araméen-syriaque. N’est-ce pas l’écho de Ninive, de Babylone et d’Aram, chers au savant Hassio Mor Gregorios Boulos Behnam (1916-1969), originaire de Qaraqosh (Bakhdida), ancien métropolite syriaque-orthodoxe de Mossoul ?
Il est fort probable que, sans les Églises, on aurait disparu.
En outre, le terme
« assyro-chaldéen » a l’avantage de fédérer, dans la mesure où il recouvre l’ensemble de toutes les composantes de langue syriaque des chrétiens d’Orient : Chaldéens, Assyriens et Syriaques, avec ses variantes dialectales, idiome dans lequel ils ont produit une littérature abondante, à caractère universel.
Voulons-nous des preuves historiques ? En voici, et c’est la France qui nous les donne.
Parlant précisément des nestoriens, l’orientaliste et géographe français Vital Cuinet (1833-1896) peut nous servir de guide. Évoquant ceux qui vivaient dans le réduit montagnard du Hakkari, « ces faibles débris d’un ancien peuple », il atteste à la fois de la variété des noms et de leur origine mésopotamienne commune. Il écrit en 1891 : « Les nestoriens, cette communauté dont le nom, tiré de sa religion, n’indique en rien à quel peuple elle doit son nom, descend des Assyriens. (…) Les nestoriens descendent, ainsi qu’ils le disent, des anciens peuples de l’Assyrie et de la Chaldée, auxquels se sont mêlés beaucoup de captifs hébreux transportés de la Palestine par les rois de Ninive. »
Leur pays fut l’objet de nombreux travaux archéologiques, historiques et épigraphiques, lesquels concluent à l’absence de différence dans le principe entre l’Assyrie, Babylone et la Chaldée, comme l’illustrent deux historiens français, Jules Oppert et Joachim Ménant, éminents spécialistes de la Mésopotamie.
Comme Lyonnais, je dois mentionner également les anthropologues Ernest et Bellonie Chantre qui ont utilisé le terme « Assyriens » ou « Chaldéens » dans leurs publications, comme par exemple : Recherches anthropologiques sur les Aïssores ou Chaldéens émigrés en Arménie (1891).
En termes diplomatiques, l’avantage avec le terme « Assyro-Chaldéen », c’est qu’il est en usage dans des traités internationaux, comme celui de Sèvres (1920) et d’autres.
En 1287, le moine nestorien Rabban Sauma, un Chinois ouïghour mandaté par le patriarche de l’Église d’Orient, Mar Yahbalaha III, lui-même Chinois, et le roi persan Argoun, vint en France en mission diplomatique, où il fut accueilli à Paris par le roi Philippe le Bel (1285-1314). D’aucuns disent qu’il communia de ses mains.
D’ailleurs, la richesse de ce passé se lisait récemment au musée Guimet, à Paris, lors de l’exposition sur « La Chine des Tang » (VIIe-Xe siècles), dans laquelle on pouvait admirer l’héritage précisément du nestorianisme en Chine, comme à Chang’an et à Luoyang, dont la fameuse stèle de Chang’an (aujourd’hui Xi’an), érigée là-bas en 781, en mandarin accompagné de quelques termes et gloses en araméen-syriaque. Fidèle à cet héritage, cette histoire est abondamment illustrée par les auteurs français, tels Paul Pelliot, François Nau, le cardinal Eugène Tisserant et Jean Dauvillier, quatre illustres orientalistes, et le sinologue lyonnais Édouard Chavannes.
Dans l’immédiat, nous faisons un vœu. La date du 24 avril approchant, peut-on espérer que le gouvernement français fasse une déclaration qui reconnaît publiquement la tragédie génocidaire et ethnocidaire assyro chaldéenne ?
Joseph YACOUB
Professeur honoraire en sciences politiques de l’Université catholique de Lyon, auteur. Dernier ouvrage : « La France et la reconnaissance du génocide
assyro-chaldéen », édité par l’AACF, Sarcelles, février 2025.
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