Le monde entier semble avoir reçu un coup de massue à la tête, faisant face à des changements géopolitiques profonds, encore impensables il y a peu de temps. L’histoire se mijote lentement, à petit feu, suscitée par des rêves ; elle se construit à la lumière de projets, de plans, d’études, etc., et, tout d’un coup, ce sont des hommes, quelques hommes, qui prennent des initiatives inattendues, qui entreprennent des guerres injustifiées, qui changent la donne et l’équilibre mondial, pour précipiter l’humanité tout entière dans l’inconnu.
Il est certain aussi que le développement de la technologie a dépassé les prévisions de ses acteurs, offrant des possibilités grandissantes, chaque jour, jusqu’à devenir presque incontrôlables à long terme. Ce qui permet à quelques-uns d’utiliser les médias et les réseaux sociaux pour semer plus de chaos, usant et abusant de fake news ; et lorsque Les ingénieurs du chaos (Giuliano da Empoli, éditions JC Lattès) se mettent au service de quelques politiques, ou vice versa, la boucle est bouclée, pour que le monde soit gouverné par quelques fous.
L’économie mondiale s’en trouve également ébranlée, déstabilisant les puissances jusque-là riches, et appauvrissant les petits pays et les populations du tiers-monde.
C’est donc le désarroi qui commence à envahir la planète, sans qu’on entrevoie quelqu’un ou un événement qui puisse stopper cette descente aux enfers. Bien au contraire.
Le dernier événement qui avait secoué le monde et changé l’équilibre géopolitique de la région, c’était la Seconde Guerre mondiale. Suite à la Shoah, les grandes puissances de l’époque décident la création de l’État d’Israël en Palestine. Cela aurait pu se faire par des moyens diplomatiques et pacifiques avec, dès le départ, la création de deux États, côte à côte, l’État palestinien et l’État israélien. Il aurait fallu surtout recourir à une certaine pédagogie, pour apprendre aux uns et aux autres à s’accepter et à vivre ensemble. Surtout que toutes les populations du Proche-Orient souffraient et souffrent encore de préjugés concernant les juifs, qui remontent à des millénaires ;
et ces derniers venaient d’échapper à un holocauste unique dans l’histoire de l’humanité, sur lequel les populations de la région n’ont pas été suffisamment informées pour susciter leur compassion.
Il n’y avait pas de visionnaires, dans la région, à cette époque, ni au niveau politique ni au niveau spirituel. S’il y avait un visionnaire à la tête de l’Église maronite, par exemple, il aurait convaincu l’Occident – aveuglé à l’époque par ses sentiments de culpabilité – que ce n’est pas par les armes qu’Israël s’intégrerait dans la région ; et il aurait fait que le Liban, devenu le modèle de la coexistence depuis des siècles, soit le parrain d’Israël, pour l’aider à s’intégrer dans le monde arabe, ce qui nous aurait évité presque un siècle de guerres. Car l’insertion et l’intégration ne se font pas par le haut ni par la force, mais par l’éducation de la base.
C’est ainsi qu’il y eut recours à l’usage de la force pour imposer l’État d’Israël, ce qui provoqua le refus des Palestiniens et des Arabes en général, plongeant le Proche-Orient dans un cycle de violences, de guerres et d’impasses. Comme la création de l’État d’Israël incarnait un plan sioniste, il y eut dans le conscient collectif des Proche-Orientaux un amalgame entre judaïsme et sionisme, et entre juifs et Israéliens ; ce qui n’était pas pour faciliter un discernement quelconque ; ni un rapprochement entre les différentes populations devenues victimes non seulement de leur propre ignorance mais surtout de l’ignorance et de la médiocrité de leurs chefs.
En effet, depuis sa création, Israël a adopté une stratégie basée sur une suprématie de la force à double tranchant : d’une part affaiblir les pays arabes, dans des guerres successives, pour les humilier et les soumettre ; et d’autre part grignoter du territoire là où c’était possible, pour étendre la superficie de l’État d’Israël conformément au rêve sioniste. Et à chaque fois, de nouveaux flux de réfugiés palestiniens étaient expulsés en dehors de leurs territoires, sans que le monde ne verse une seule larme, ne serait-ce de crocodile !
Le Liban a eu droit à une part importante des drames dus aux conséquences de cette stratégie israélienne. Tout le monde savait qu’il n’y aurait jamais de paix au Proche-Orient sans un État palestinien. Ainsi, il y eut, entre autres tentatives, celle d’installer cet État au Liban. Cela donna naissance à la résistance libanaise pour s’y opposer ; pas besoin d’entrer ici dans les détails de cette résistance (à laquelle j’ai eu l’honneur de participer) et qui a pris différentes formes depuis 1973 jusqu’à nos jours.
Dernièrement, un événement majeur a surpris le monde entier : le 7 octobre 2023, le mouvement Hamas a attaqué sauvagement Israël, faisant plus de mille deux cents victimes civiles et des centaines d’otages. Une véritable tragédie qui a été applaudie par certains et condamnée par d’autres. L’histoire débattra du pourquoi et du comment cet acte a été possible, malgré la
toute-puissance des services de renseignements israéliens. La réponse d’Israël ne pouvait pas se faire attendre ; elle se prolonge encore dans le temps, étant donné la boîte de Pandore qui s’est ouverte, semant le chaos, non seulement entre les deux peuples frères/ennemis, mais à l’échelle de toute la région.
Le Liban n’était pas directement impliqué dans le conflit entre Israël et le Hamas. Mais malheureusement, l’interférence de forces régionales, voulant se donner un rôle prétendu idéologique, a immiscé leur bras armé dans ce conflit et sacrifié l’intérêt supérieur du Liban. Or nous pensions que le Hezbollah était devenu libanais, sous la direction du sayyed Hassan Nasrallah, même s’il avait été financé et armé par l’Iran. D’ailleurs, tous les médias étrangers ont relevé les longues hésitations de Nasrallah à prendre part aux combats contre Israël, alors que ce dernier ne cessait de le provoquer pour venger sa défaite de 2006. Le but de cette réflexion n’est pas de porter des jugements, mais d’analyser la situation pour en tirer des leçons pour l’avenir ; car c’est l’avenir du Liban qui nous intéresse.
Le nouvel ordre mondial ne doit pas passer par le Liban. Ce nouvel ordre mondial dont on parle depuis plus de vingt ans, qui verra le jour à travers le chaos qui envahit la planète, ce nouvel ordre mondial ne passera pas par le Liban pour y apporter des changements ; mais plutôt pour y copier des modèles de solutions applicables à d’autres pays. Non, je ne rêve pas ! Car tout a été fait, pendant des décennies, pour tenter de faire éclater le Liban en morceaux, ce qui aurait abouti à sa disparition… et rien n’a réussi à démembrer ce petit pays qui est loin d’être comme les autres, qui représente toujours, malgré son appauvrissement, un petit paradis aux yeux du monde entier !
Et pourquoi donc, se demande-t-on parfois ? Simplement parce que le Liban est le seul véritable pays qui incarne des valeurs d’humanisme et d’universalisme qui en font un modèle du
vivre-ensemble unique au monde. C’est l’amour que le Liban représente, ainsi qu’un attachement viscéral et inconditionnel à la liberté ; c’est ce qui lui donne cet attrait, et qui le rend indispensable à tout homme qui se cherche encore une raison de vivre dans un monde désespéré, désorienté, sans boussole, et sans perspective d’avenir.
Ce Liban de notre imaginaire, devenu le dénominateur commun dans le conscient et l’inconscient collectifs de la nation libanaise n’a malheureusement pas toujours été bien servi par ses dirigeants politiques ou religieux. La majorité des responsables libanais a été en deçà des qualités exigées par cet idéal. Alors que le peuple libanais n’a jamais failli à son moi le plus profond ni à son identité spirituelle spécifique. Le peuple libanais a toujours été au rendez-vous aux heures les plus noires, aux moments les plus durs qu’il a dû assumer… même quand, parfois, il n’avait ni président ni gouvernement en exercice ; et quand la majorité des responsables politiques et religieux, corrompus, tous ceux qui ont spolié l’argent du peuple et sa petite épargne, avaient fait fuir leurs fortunes en dehors du pays. Ce sont en effet les petites gens et la société civile qui ont accouru pour se partager le pain et secourir les victimes du port, à titre d’exemple…
Aujourd’hui, nous avons un président et un gouvernement. Alléluia ! Le président est l’élève d’une institution nationale, l’armée, qui est appelée à jouer un rôle important pour être le rempart de nos frontières ; il faut espérer qu’elle en sera à la hauteur ! Quant au gouvernement, il comprend d’excellents éléments, de nouveaux visages surtout, qui pourraient être à l’écoute de leur conscience et non de leurs intérêts, en collaborant étroitement avec un Premier ministre compétent qui jouit d’une notoriété à l’échelle internationale, tout en n’ayant jamais été mêlé aux manigances de la politique politicienne qui a ruiné le pays. Laissons-les travailler !
Plus d’interférences étrangères dans les affaires intérieures du pays. Un vieil adage libanais disait : « La fenêtre qui apporte un courant d’air, il faut la fermer. » Écoutons donc la sagesse de nos ancêtres. D’ailleurs, tous les pays ont actuellement d’autres préoccupations que le Liban, avec de graves problèmes qui mettent en cause, parfois, leur existence même ; ce qui n’est plus le cas du Liban, heureusement. Tournons-nous donc vers l’intérieur, gardons les yeux rivés sur nos problèmes internes et n’attendons plus des consignes des ambassades. Cessons de nous infantiliser ; soyons adultes et portons nos propres responsabilités.
Plus de milices et plus d’armes en dehors des forces régulières étatiques. Il est certain qu’un travail pédagogique sera indispensable pour expliquer, faire accepter et réorienter la carrière de milliers de jeunes qui ont porté les armes et en ont fait leur carrière. Ce sont nos enfants ; c’est avec cette attitude qu’il faut approcher leurs problèmes. Le meilleur moyen consisterait à les insérer dans l’armée régulière où ils pourraient servir leur pays en toute fidélité. Il serait judicieux de faire appel à des spécialistes pour organiser et planifier un tel projet vital pour la nation.
Instaurer l’État de droit. C’est la clé de toutes les réformes. C’est aussi là où le bât blesse. La séparation des pouvoirs, dont le b.a.-ba est le respect de l’indépendance de la justice, reste indispensable, surtout dans un pays où le clientélisme et la protection des criminels et des corrompus deviennent la règle du jeu. Ouvrir tous les dossiers des finances publiques, restituer l’argent de l’État, réviser le scandale des banques avec courage, pour faire la lumière sur l’épargne de tout un peuple et restaurer la vérité.
Renouveau de la classe politique. Après des décennies de guerres et de troubles, avec une classe politique qui s’est contentée de se régénérer sans se renouveler réellement, toujours soumise aux mêmes leaders qui risquent de devenir éternels (puisque tout est possible au Liban !), le gouvernement a une double tâche politique, parallèlement aux grands nœuds gordiens à trancher : d’une part, préparer des élections avec pour objectif le renouvellement de la classe politique. Et, d’autre part, réformer l’administration, pour la rendre plus moderne et plus efficace, la technologie aidant, tout en encourageant les anciens fonctionnaires à partir à la retraite dignement.
L’éducation a besoin d’une attention particulière, parce que le citoyen libanais représente la richesse du pays ; il est intelligent, doué, créatif, généreux, énergique et ambitieux. Langues, technologies, intelligence artificielle, arts et culture générale représentent des matières premières indispensables pour préparer nos enfants à des carrières d’avenir partout où ils voudront aller travailler. De plus, une pédagogie de l’ouverture et du
vivre-ensemble doit être conçue et préparée, pour être enseignée dès la première enfance, et à tous les âges, pour imprégner tous les citoyens des mêmes valeurs. Remettre la notion du gain à sa place, pour que l’argent redevienne le fruit d’un travail légal et bien fait, et non pas un appât facile à gagner par tous les moyens.
La diaspora. Le Liban a deux poumons, reliés l’un à l’autre et inséparables : ses citoyens résidents et sa diaspora, ils ne peuvent vivre l’un sans l’autre. La diaspora libanaise est la vraie banque centrale du Liban, en cerveaux, en moyens d’investissement et en expérience. À chaque catastrophe que le Liban a connue la diaspora est venue à son secours, spontanément, chacun aidant sa famille restée sur place. Cependant, personne n’a vraiment réussi à mobiliser la diaspora à long terme, dans le cadre d’un projet visionnaire pour l’avenir, qui ferait du Liban le centre mondial de toutes les créations artistiques, technologiques, industrielles et autres. Ce ne sont pas les tentatives qui ont manqué. Mais, lorsque le pays retrouvera sa stabilité, sa sécurité, sa modernité, avec un État de droit, une justice qui se respecte et une administration mise à jour, alors la diaspora elle-même se mettra en branle, pour créer des formules adéquates, afin de faire du Liban le centre mondial permanent de toutes les innovations.
Ne gaspillons pas le temps qui nous est dévolu et qui pourrait nous échapper très vite par un manque de sagesse ou par négligence. L’avenir est à nous pleins d’espérance. Soyons responsables !
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