
Tamara Saadé au festival du court-métrage de Clermont-Ferrand. Photo DR
Dans ces mêmes colonnes était déjà évoquée, en 2020, la première collaboration de l’actrice Tamara Saadé avec la réalisatrice Sharon Hakim sur le premier long-métrage de cette dernière, La grande nuit. La cinéaste franco-égyptienne dit avoir longtemps cherché, pour ce film, la personne qui incarnerait Esma, son héroïne, danseuse de cabaret, capable d’incarner pour les immigrés arabes de Paris la nostalgie de leurs pays et cultures d’origine. Protéiforme, l’actrice libanaise s’infiltre dans tous les domaines où se croisent le regard et les mots. Après des études de lettres, elle décide d’aller à la rencontre du public et s’inscrit dans une école de théâtre. Son va-et-vient entre les mots, les planches et la lumière est incessant mais jamais contradictoire.
« Le plus beau prix pour un premier film : celui remis par les étudiants »
C’est au festival du court-métrage de Clermont-Ferrand que, le 2 mars courant, elle se distingue cette fois, toujours en tandem avec la cinéaste Sharon Hakim, dans un petit film dont elle est coscénariste : Le diable et la bicyclette. « Dans le plus beau festival du court-métrage au monde, le plus beau prix pour un premier film : celui remis par les étudiants. Bravo à Sharon Hakim, 30 ans, et à ses productrices Christelle Younès (Bittersweet Films) et Astrig Chandèze-Avakian (AE Films/Pazma Films), pour cette belle surprise de début d'année ! » commente l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) sur son site « cinéma et images de la francophonie ». « Ma collaboration avec Sharon Hakim a commencé en 2020. Nous nous sommes rencontrées à la faveur du tournage de son premier long-métrage, La grande nuit, en partenariat avec Arte et Quidam, une maison de production française. Quand j’ai passé le casting pour ce film, je ne la connaissais pas. J’ai décroché le rôle principal. Nous sommes devenues très proches. Le film a été couronné du grand prix du jury ainsi que d’un prix d’interprétation féminine au festival de Cabourg, en 2020 », confie Tamara Saadé. « Cela a relancé notre envie de continuer à collaborer dans l’atmosphère d’une véritable amitié créative », poursuit-elle.

Cet émouvant mélange de candide et d’ingrat
Le tandem est donc bien parti pour un long parcours de travail en commun. Pour Le diable et la bicyclette, le processus a la spontanéité d’un coup de cœur : « Sharon a lu ma nouvelle durant l’été 2021. De mon côté, je n’avais jamais imaginé que cela pouvait devenir un film. Quand j’écris, j’écris un peu pour moi-même, des nouvelles ou ce premier roman que je viens d’achever. Mais voilà qu’elle me dit qu’elle voit dans ce petit récit de six pages un film qu’elle voudrait adapter. De là vient l’idée de collaborer au scénario », se souvient Tamara. « Nous avons adapté ensemble la nouvelle originale. Alors que Sharon est impliquée dans la réalisation de A à Z, nous nous impliquons toutes les deux dans la rédaction du scénario », poursuit-elle. À l’écran, le visage en plan rapproché d’une fillette à peine entrée dans l’adolescence. Il y a en elle cet émouvant mélange de candide et d’ingrat qu’inspire cet âge de tous les dangers. Mère musulmane, père chrétien, les parents installent la famille dans un village maronite, conservateur comme peuvent l’être les villages maronites, où la maman ne veut surtout pas faire de remous et tente de s’intégrer en s’adaptant à la culture du lieu tout en préservant en secret ses propres rites. Or l’enfant qui porte sur le nez le même signe distinctif que Tamara Saadé, un grain de beauté qui la rend inoubliable, s’infatue d’un beau jeune homme, réparateur de bicyclettes. Le vélo de l’enfant, dès lors, ne cessera plus de tomber en panne. La bicyclette favorise l’éclosion de ses sens et sa sortie de l’enfance. Elle initie ses camarades à ces émotions nouvelles et surprenantes. Toutes se bousculent à la porte de ce garage de tous les secrets. Mais l’enfant est dénoncée et l’histoire finit mal.
« J’ai écrit cette nouvelle en 2020. Ce n’était même pas un projet. Cela répondait à un besoin en moi d’écrire une autofiction. Beaucoup d’éléments de cette histoire viennent de mon expérience personnelle. Cela ne signifie pas que toute l’histoire est autobiographique, mais elle est tissée d’éléments dramatiques, très autobiographiques, que j’ai fictionnalisés », explique la coscénariste. « Mon but était de mettre le doigt sur ce moment où la honte bascule. Où l’image du corps chez une jeune fille, l’image de soi, bascule quand elle est regardée ou jugée à travers un certain prisme par des adultes ou des institutions un peu oppressives. C’est donc venu d’un sentiment que j’avais envie de dépasser, un sentiment résultant d’une mauvaise expérience – plutôt qu’un traumatisme – à travers laquelle je m’étais sentie exclue, un peu mise à l’écart », confie Tamara Saadé. « Ce sentiment m’a longtemps accompagnée dans ma vie. J’ai voulu un peu le sublimer dans la réécriture d’un mythe ou d’une mini-épopée où l’héroïne est cette fille « excommuniée » et qui porte un peu l’archétype de l’initiatrice, qui initie les autres au plaisir et qui finit par être elle-même exclue. Je trouve qu’il y a quelque chose de très biblique dans cet archétype de l’initiateur qui finit exclu. Sharon s’est elle aussi retrouvée dans ce récit, c’est la raison pour laquelle il l’a beaucoup touchée. La question identitaire revient d’ailleurs dans tous ses films », poursuit-elle.

« J’ai décidé de me remettre à l’écriture »
« Le tournage a lieu dans un petit village libanais de la région de Bickfaya, Aïn el-Kharroubé. L’équipe était intégralement libanaise, à part quelques collaborateurs français de la production et de l’image. C’était un tournage de rêve », précise encore Tamara Saadé. « J’ai beaucoup apprécié le fait que la majorité de notre équipe était féminine. Tout s’est fait dans la bienveillance. Il y avait sur le tournage beaucoup de douceur et de subtilité. Tout dans la manière dont le sujet a été traité, dont Sharon a pris en charge l’actrice m’a beaucoup touchée. Chaque femme présente a été impactée dans son intimité, quelle que soit sa religion ou sa culture. Où l’on voit que ce n’est pas une problématique spécifiquement liée au Liban mais qui se présente sous différentes formes de par le monde », commente-t-elle.
Le court-métrage va droit au cœur du jury d’étudiants qui, eux-aussi, se retrouvent dans cette fiction d’une puissance cathartique. Sachant qu’ici, Tamara Saadé s’éloigne de la rampe pour rejoindre en elle l’écrivaine un peu remisée, avec ses silences et son isolement volontaire. « J’ai toujours été actrice sans jamais cesser d’être proche des mots. Je me suis lancée dans le théâtre et j’y ai beaucoup travaillé en France. Durant huit ans j’ai fait de la scène et du cinéma. Après quoi j’ai décidé de me remettre à l’écriture », annonce-t-elle. « C’est ainsi qu’a vu le jour ma première pièce, Thurayya, basée sur un roman qui n’a pas encore été édité. J’écris aussi pour des séries. Le diable et la bicyclette est ma première expérience de scénariste pour un court-métrage. Disons que je suis scénariste et actrice. Avec Sharon, nous préparons en ce moment un long-métrage. C’est notre prochain chapitre. »