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Culture - L’artiste de la semaine

Le corps politique de Tamara Saade

Cette femme de théâtre, 26 ans seulement, aux débuts de carrière plus que probants, a mené une bataille victorieuse au sein de son collège où se déroulait à son insu un échange culturel France/Israël. Double victoire car elle présente demain soir à Marseille sa pièce « Turion »*...

Tamara Saade. Photo Rima Sabbah

Par-delà l’opacité du regard constellé de rimmel, le sourire gourmandise que vient parfois ternir une brume de sarcasme, par-delà sa chevelure comme des rubans et sa dégaine indolente, un détail nous saute aux yeux à la rencontre de Tamara Saade. C’est un grain de beauté estampillé à l’extrémité de son nez, comme un reproche obstiné aux standardisations plastiques. Bonne piste pour comprendre cette femme de théâtre, metteuse en scène, actrice et autrice qui, remontant le cours du temps, se souvient d’elle-même comme d’« une enfant en marge, sauvage, en retrait et un peu à côté des choses… ».

Un appel

D’ailleurs, poussant dans un milieu bourgeois où la vie est un long fleuve tranquille et où les gamins passent leurs journées à se salir les genoux ou ont le nez collé aux écrans des téléphones portables, Saade préfère se pelotonner dans le silence de sa chambre, en compagnie de ses carnets de poésie qu’elle noircissait « de textes assez sombres pour une fille de mon âge ». C’est ainsi que très tôt, l’adolescente cherche à taillader la toile uniforme de ses jours, à craqueler le vernis d’un quotidien trop lisse, concédant de la sorte : « J’ai toujours eu du mal avec les codes, et toujours été intéressée d’aller voir en profondeur, de lire entre les lignes… ». Quoi de mieux, donc, que la subtilité des mots pour aller au travers des choses, de l’autre côté du miroir? Après un bac L, Tamara Saade intègre ainsi l’Université Saint-Joseph (USJ) pour un diplôme en lettres où, en dépit de son cœur qui se balance entre Anaïs Nin et Julien Gracq, elle intègre très vite le constat que « je ne suis pas faite pour ces mots qui me cantonnent entre quatre murs. J’avais besoin d’exploser ». En même temps, et en parallèle de son activisme politique qui l’emmène flirter avec le Parti communiste français et des collectifs féministes, l’étudiante vit un véritable « appel », pour reprendre ses termes, au moment où elle assiste à Lucena, la pièce de Zoukak en 2013. « J’étais en larmes. C’était comme une apparition divine, et surtout la réalisation de quelque chose. Je comprenais que c’était ce que je voulais, et que le théâtre avait sa place au Liban », raconte celle qui, diplôme décroché, intégrera aussitôt la troupe au sein de laquelle elle coécrira sa première pièce, The Battle Scene, jouée en 2015 au théâtre al-Madina, puis en Inde. Cela dit, si cette femme de lettres reconvertie en femme de scène semble avoir trouvé sur les planches le lieu idéal, « où j’aime me mettre en danger, et où quelque chose est en jeu », elle ressent toutefois certaines lacunes techniques dans son jeu et un besoin de maîtrise sur son corps. Elle postule aux concours de formation supérieure de théâtre au terme desquels, malgré une rude compétition, elle est admise à l’ERAC-M (École régionale d’acteurs de Cannes et Marseille). Portée de bras en bras par des metteurs en scène qui décèlent en elle un champ de possibles, notamment Eva Doumbia qui lui offre son premier rôle dans Mercy/Home (jouée à la Friche Belle de mai à octobre 2016), Tamara Saade balaye d’un revers de la manche les réticences qui l’habitaient par rapport à la fonction d’actrice. « Je ressentais au départ un certain malaise par rapport à l’idée d’être actrice. Cela me semblait comme une forme de manipulation et j’ai donc cherché dans un premier temps à interroger le rôle d’une actrice, d’explorer les limites de sa liberté », explique-t-elle. Cependant, en marge de ces rencontres éclairantes, Saade est confrontée à un épisode pour le moins traumatisant, au sein de l’ERAC-M, et sur lequel elle peine encore à revenir, bien que trois années se soient écoulées depuis.

Un bataillon à elle seule

Dès les premiers jours de cours, l’idée d’un échange culturel avec Israël se met à circuler, auquel l’étudiante s’empresse de rétorquer : « Si Israël, un fonds israélien ou une institution israélienne venaient à faire partie du cursus, je me retirerai. . Le responsable du programme lui a répondu « devant tous mes camarades : Ah, les emmerdes commencent déjà ». Une boîte de Pandore s’ouvre dès lors pour Tamara Saade qui passera l’année à lutter d’abord contre un « flou autour d’une potentielle collaboration israélienne, dont j’étais persuadée, même si on a voulu me faire passer pour une folle », mais qui se concrétisera, conformément à ses appréhensions. 2018, année diplomatique France/Israël et, au sein de l’ERAC-M, une pièce de théâtre montée en collaboration entre des étudiants des deux pays. Debout seule face aux immenses pressions qu’exerçait sur elle la direction de l’école, « ils m’avaient fabriqué une réputation de mauvaise actrice juste parce que je refusais de dépasser quelque chose d’inconcevable pour moi, d’autant plus que ma famille sur le versant maternel est originaire du Sud-Liban », dit-elle. La Libanaise, un bataillon à elle seule, se retire de cette production, confiant qu’« en plus de la pression immense qu’on exerçait sur moi, j’étais en pleine confusion, me demandant comment concilier mon rôle d’artiste qui, par essence, est objet et mon corps politique, qui a une responsabilité depuis la naissance ». Elle est très vite rejointe par la grande majorité de sa promotion, qui refuse la discrimination dont leur camarade est victime. « À ce moment-là, au lieu que l’établissement réagisse, ils nous ont remplacé par une dizaine d’acteurs venus de Nissan Nativ, à Tel-Aviv, en tenant à nous signaler mi-figue mi-raisin : “Les filles qui viennent ont fait leur service militaire. Il ne faut pas trop les embêter” », se souvient celle qui réussira tout de même à transformer cet incident en victoire. De la surabondance d’images terribles en Syrie, et de cet épisode personnel d’une violence sourde, Tamara Saade donne naissance à 1001 ventres, sa première création, comme une sorte de clin d’œil irrévérencieux aux récits des Mille et Une Nuits, à travers laquelle elle interroge la notion de représentation et de dénaturalisation d’une œuvre. Invitée en résidence par les Bancs Publics, la metteuse en scène libanaise s’est donnée la liberté de faire évoluer cette pièce vers sa nouvelle peau, sous l’intitulé Turion, qu’elle décrit de la sorte dans son dossier de presse : « Suspendre le temps au milieu d’une révolution. Nager dans une plaie ouverte où le passé remonte, impossible de le taire. Les frontières imaginées refont surface. La reconstruction avortée de la ville a tenté de nous priver de toutes traces. Pour le peu de fois où mon grand-père en parlera, je serai obligée d’imaginer. » Sinon, sur son versant actrice, Saade s’apprête à remonter sur scène en mars dans le cadre de Victoria K, Delphine Seyrig et moi ou la petite chaise jaune (prix théâtre RFI 2019) de Valérie Cachard et mise en scène par Eva Doumbia. Elle vient également de terminer le tournage de La Grande Nuit (sortie prévue en mars) de Sharon Hakim, où elle tient le rôle d’Esma, une jeune danseuse de cabaret d’origine algérienne en quête de liberté. Cette liberté que Tamara a déjà au creux de la poche, et grâce à laquelle elle a réussi « à comprendre qu’on pouvait être actrice, mais en étant sujet plutôt qu’objet, en étant dans l’entreprise de sa propre parole et de son propre corps ». CQFD.

*« Turion », écrit et mis en scène par Tamara Saade, à la Friche Belle de Mai, Marseille, le 11 janvier.

31 août 1993

Naissance à Beyrouth.

2014

Début d’une collaboration avec Sélim Mourad sur une trilogie filmique.

2015

Admission aux concours de formation supérieure de théâtre – à l’ERAC-M (École régionale d’acteurs de Cannes et Marseille), départ pour la France.

29 octobre 2016

Première de « Mercy/Home » (mise en scène d’Eva Doumbia) à La Friche Belle de Mai, Marseille.

16 mars 2017

Première des « 400 coups de pédale » (mise en scène Alexis Moati et Pierre Laneyrie) à La Friche Belle de Mai, Marseille.

Novembre 2018

Grand Prix du jury en mise en scène, pour « 1001 ventres » – Festival Nanterre sur Scène (9e édition) – fondation de la compagnie NAWMA.

Octobre 2019

Tournage de « La Grande Nuit » réalisé par Sharon Hakim (Kidam, ARTE).


Par-delà l’opacité du regard constellé de rimmel, le sourire gourmandise que vient parfois ternir une brume de sarcasme, par-delà sa chevelure comme des rubans et sa dégaine indolente, un détail nous saute aux yeux à la rencontre de Tamara Saade. C’est un grain de beauté estampillé à l’extrémité de son nez, comme un reproche obstiné aux standardisations plastiques. Bonne piste...

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