Été 1992. Étudiants, stagiaires, employés débutants ou jeunes couples, nous avions reçu le même mot d’ordre : « Revenez, la guerre est finie ! » Il n’avait pas été facile de partir. Chacun de nous avait sa propre histoire rocambolesque de la manière dont il avait fui le Liban, les uns à travers un poste-frontière avec la Syrie, les autres en hovercraft vers Chypre par une nuit de tempête et de bombardements ciblés. L’aéroport était le plus souvent fermé ou inaccessible. Revenir, après avoir bravé de réels dangers et franchi tant d’écueils administratifs, après avoir galéré pour enfin trouver au loin la ronronnante routine qu’on appelle sécurité ? Revenir semblait inconcevable.
Signé en 1989, l’accord de Taëf était supposé avoir mis un terme à la guerre dite civile qui avait conditionné nos vies quinze ans durant. Mais la fin effective des combats n’aurait lieu qu’un an plus tard, avec l’exil de Michel Aoun qui, insatisfait de l’accord, avait relancé les hostilités de plus belle. À ce moment-là, l’armée syrienne devenait officiellement armée d’occupation et c’est dans un Liban confirmé province assadienne que nous étions conviés à revenir, à condition d’accepter le vil marché de la stabilité contre la souveraineté.
Mais voilà, la perspective de vivre dans votre pays enfin pacifié n’avait pas de prix. Il y eut alors un remue-ménage à l’échelle du monde. Partout où des Libanais avaient élu résidence, les meubles étaient emballés. Certains prêtaient leur cave, d’autres partageraient des conteneurs, d’autres encore proposaient à la vente ces biens tout chargés de l’illusion d’un chez-soi définitif. On se coudoyait dans les avions complets qui revenaient vers l’aéroport de Beyrouth détruit, rouvert avec les moyens du bord. On découvrait, le cœur brûlant au moment de toucher le tarmac, les yeux plissés sous le même soleil et dans l’odeur gluante des fumées de générateurs mêlées aux miasmes des décharges à ciel ouvert, le sable rouge des routes éventrées, invraisemblables dunes sur lesquelles le chauffeur de taxi vous aidait à traîner vos valises avant d’embarquer dans son épave vers « la maison ».
La seule, l’unique maison où vous avez réellement été vous-même, avec toute votre histoire, vos jeux d’enfant, vos amis, vos amour adolescentes, vos années studieuses et votre peur de bout en bout, le spectre et les bruits sourds de la guerre en toile de fond de la vie ordinaire.
Riche de son parcours académique ou de sa jeune expérience professionnelle, chacun était résolu à rejoindre le tourbillon d’une économie neuve et dynamique, portée par l’énergie du nouveau Premier ministre Rafic Hariri désigné en octobre 1992. L’homme d’affaires proche de l’Arabie saoudite a néanmoins tendance à confondre intérêts publics et privés. À la tête de la compagnie de BTP Oger, il se lance dans la reconstruction de Beyrouth sans grands égards pour l’histoire et le tempérament de la ville. Les anciens propriétaires du centre-ville se voient cavalièrement dépossédés de leurs biens en contrepartie d’actions dans la société Solidere (propriétaire et gestionnaire du projet).
Les débats s’enflamment autour de cette initiative. Solidere rétorque que le centre-ville, tel qu’on l’a connu avant la guerre, n’était plus viable en raison de la croissance démographique et des risques d’incendie, certaines rues y étant si étroites qu’on pouvait y faire un pont avec deux bras. Tandis que s’effaçaient dans l’effervescence les dernières traces du mythique Beyrouth « d’avant », le ciel naguère zébré d’obus offrait sa scène à un incessant ballet de grues. Chaque venelle de la ville avait son chantier. Le prix de l’immobilier grimpait inconsidérément, poussant certains propriétaires d’anciennes maisons classées à les faire détruire de nuit, prétextant le lendemain une explosion de gaz ou un court-circuit. Ce qui ressemblait au début à une fête du renouveau finissait par devenir un chantier de destruction plutôt que de reconstruction. La gentrification de certains quartiers de la capitale frustrait les habitants.
En 1994, quand Solidere lance son premier « Souk el-Barghout », mélange de brocante à ciel ouvert et de fête de rue, on voit apparaître une génération assoiffée de souvenirs. Dans ce souk organisé dans des baraques le long de la rue Maarad affleure l’écume d’un Liban révolu. Les vieilles photos de paysages, de familles et d’inconnus, les vinyles jaunis, les cartes postales Kodachrome typographiées en lettres obèses des années 1960, les babioles « d’époque », on ne sait laquelle, sans doute cadeaux de mariage d’une certaine bourgeoisie codifiée, cristaux de Bohème, objets en ivoire offerts par des émigrés d’Afrique, ménagères en argent… de tout cela chacun rapportait sa dose d’émotion et la part non vécue qui manquait à sa propre histoire. Souk el-Barghout drainait les foules, mélangeait les gens, les communautés, les classes sociales. On redécouvrait le plaisir d’arpenter les rues dans des effluves de choses qu’on grille et qu’on frit, on avait des élans de réconciliation et d’amour pour ces compatriotes qui se cherchaient eux aussi dans les tissus fanés et les poussières du temps. L’événement s’est répété une poignée d’années, jusqu’à ce que le centre-ville soit retiré de sous les pieds du commun. Le luxe intimidant qu’il affichait, une fois livré à ses investisseurs, jetait un froid qui en éloigna les foules sentimentales. Ce n’était plus « al-Balad », le pays, le lieu fédérateur. C’était Solidere avec « ere » et tout rapprochement avec son homonyme eut été ridicule. Pourtant, en ce temps où Nabih Berry, l’inoxydable chef du Parlement, n’avait pas encore barricadé la place de l’Étoile, il était courant que les familles se retrouvent dans les cafés entourant la célèbre horloge. Les enfants, ces milléniaux, n’étaient pas encore enfermés dans leurs écrans. On venait avec les trottinettes. On achetait des ballons, du grain pour les pigeons, et toute la légèreté du monde flottait sur la place dans l’air embrumé d’un début de printemps.
C’est de l’un de ces cafés que partit, le 14 février 2005, le convoi de Rafic Hariri en direction du Saint-Georges. Savait-il que Bachar el-Assad avait signé un contrat sur sa tête ? On dit qu’une semaine plus tôt, déjà, toute la Syrie était au courant qu’il serait éliminé. L’homme qui murmurait à l’oreille des plus grands dirigeants du monde faisait de l’ombre au président syrien et l’empêchait de dormir. Dans le grand silence qui a suivi l’explosion, les téléphones avaient été coupés. Mon amie d’enfance était au Palm Beach, à quelques mètres du lieu où, en plus du Premier ministre, des dizaines de passants ont trouvé la mort pour soulager les insomnies de Bachar. Par hasard et par chance elle en a réchappé. Le lendemain, nous nous sommes mêlées à la marche aux flambeaux qui descendait vers la baie. Une journaliste de la BBC donnait son reportage en direct devant la mer obscure, dans la nuit piquetée de braises : « Quel peuple ! Quelle ferveur, quel pays, quelle énergie vitale ! » s’exclamait-elle. Nous ignorions alors à quel point cette ferveur et cette énergie nous seraient nécessaires pour surmonter toute la violence que nous subirions pour les vingt années à venir. Mais nous revoilà aujourd’hui, envoyant à nos propres enfants le mot d’ordre que nous avions nous-mêmes reçu quand nous étions éparpillés de par le monde : « Revenez, la guerre est finie ! » Non sans un serrement au cœur.
Merci! Bel article sensible et realiste, qui remue en nous plusieurs sentiments de nostalgie, espoir mesure, fierte baignant dans une sauce d'anxiete familiere et recurrente pour notre futur et celui de nos enfants. On espere que cette fois ne sera pas encore une fois une rebelotte des experiences passees......
06 h 47, le 19 février 2025