
Mireille Chaker lors de la cérémonie de remise de diplôme pour son master en information et communication à l’USJ, en mars 2024. Photo Sayde Chaker.
Sa vie, elle l’avait rêvée différemment. Il y a 20 ans, un master en architecture d’intérieur de l’USEK en poche, c’est auprès de la congrégation Mission de Vie, qui s’occupe des « plus pauvres des pauvres », que la jeune Libanaise choisit de vivre. « Même si de premier abord nous ne ressemblions pas aux traditionnels hommes et femmes de religion, nous étions une communauté de missionnaires, de frères et de sœurs consacrés par l’Église, qui avions fait vœu de chasteté, d’obéissance et de pauvreté. Nous avions tout lâché pour vivre en communauté fraternelle au centre Vie nouvelle d’Antélias, au service du Christ et des plus pauvres », raconte Mireille Chaker en égrenant les événements de sa vie. Avec leurs chasubles bleues reconnaissables de loin, ces frères et sœurs se tenaient aux côtés des oubliés, de ceux qui n’ont plus rien ni personne, qui ont un besoin urgent d’aide sans aucune discrimination.
Cette vie au service des autres, Mireille en parle avec beaucoup de tendresse, « malgré la rudesse des conditions dans laquelle nous vivions, admet-elle doucement. Nous étions complètement coupés du monde pour mieux nous rapprocher des personnes que l’on servait. Nous devions renoncer à tous les plaisirs de la vie, nous éloigner de notre famille, ne nous consacrer qu’aux autres. Nous ignorions les moindres plaisirs de la vie : pas de voiture ni de téléphone portable, nous vivions de ce que la providence nous envoyait pour nous nourrir. Tous nos moments, nous les passions à servir les autres ou à étudier la philosophie et la théologie, car nous n’avions pas le droit d’apprendre quelque chose qui ne servait pas notre mission ».
Des années plus tard, avec la crise économique qui sévissait dans le pays, suivie du Covid qui a empêché ces religieux de travailler et de se déplacer, Mireille Chaker ressent un vide dans sa vie et le besoin d’entreprendre quelque chose pour remplir ses journées. « Nous avions alors demandé à reprendre des études, chacun selon ses passions et ce que nous avions envie de faire. J’ai présenté un concours pour poursuivre un doctorat en architecture d’intérieur à l’Université libanaise. Mais l’évêque responsable de notre congrégation m’en a dissuadée, arguant que cela ne servirait pas à la mission que j’ai choisie. J’ai dû renoncer, malgré moi, et j’ai décidé d’entreprendre un master en information et communication à l’USJ, étant donné que j’avais déjà une expérience dans ce domaine. » Elle raconte, en riant, « l’étonnement des étudiants de voir une religieuse en habit bleu poursuivre ses études à leurs côtés ».
Parallèlement à ses activités, la jeune femme animait une émission de télé à Charity TV, où parmi ses invités elle donnait la parole aux personnes atteintes de nanisme afin de mettre en lumière leur cause et les problèmes qu’elles rencontrent en société. « J’ai toujours éprouvé beaucoup de compassion envers la cause des personnes de petite taille, avoue-t-elle. D’ailleurs, j’avais choisi la création d’un club de loisirs pour elles pour mon projet de diplôme, lors de mes études en architecture. »
Mais ce chemin presque tranquille prend un tournant brutal le 14 septembre 2023. À la suite d’une décision de la Congrégation pontificale pour les Églises orientales, relayée par le patriarcat maronite libanais, sa congrégation est dissoute. Les missionnaires sont interdits du port du voile et doivent renoncer à leur mission. Un coup dur pour cette jeune femme qui voit tous ses rêves s’évanouir. La mort dans l’âme, elle ôte le voile, renonce à sa vocation et se replonge dans une vie qu’elle avait quittée 20 ans plus tôt et qu’elle ne reconnaissait plus.
J’avais l’impression de sortir d’une prison
« Enlever l’habit et être obligé de se reconvertir dans la vie civile est une expérience très difficile à vivre », confie-t-elle en se remémorant tous les obstacles et les difficultés qu’elle a eu à affronter des années plus tard. « Personne ne peut comprendre cette sensation que nous éprouvons. J’avais décidé de finir ma vie dans cet habit bleu que j’aimais tant. Mais le sort en a décidé autrement ! »
Il a fallu un an à l’ancienne religieuse pour réapprendre à vivre parmi les gens, s’habituer aux plus petites choses du quotidien. « Dans la congrégation où j’étais, nous faisions partie d’une communauté de petites sœurs en bleu, connue et respectée de tous, et nous étions protégées de tous ces problèmes économiques et sociaux. Nous n’avions pas d’argent et vivions de ce que la providence nous envoyait. Je ne savais même pas que je devais payer pour acheter la nourriture. C’est vous dire le monde « fermé » dans lequel nous avions vécu des années durant. Aujourd’hui, je ne suis plus qu’un numéro parmi tant d’autres. Et c’est cela le plus dur à vivre. » Même revivre avec ses parents sous le même toit est une nouvelle difficulté, qu’elle doit encore affronter. « Nous avions deux visions du monde qui différaient complètement, confie-t-elle. Ils vivaient cette histoire comme un échec et pensaient que j’avais perdu ma vie et mon temps dans ce monastère. Alors que moi, je savais que c’était la plus belle chose que j’avais vécue. Je n’arrivais plus à sentir leur tristesse et leur pitié. Mais je n’avais pas le choix. »
Au bout d’un an, Mireille Chaker décide de reprendre sa vie en main, intègre une ONG qui s’occupe des délinquants en tant que responsable des relations publiques et reprend sa mission d’aide aux plus démunis. Quelque temps plus tard, elle décide de poursuivre l’écriture de son mémoire en info communication qu’elle n’avait pas encore achevée et reprend, à 45 ans, le chemin de l’université. « Et là, de nouvelles difficultés m’attendaient, raconte-t-elle en riant. J’avais l’impression de sortir d’une prison. Je me retrouvais dans un monde totalement inconnu, avec des jeunes qui parlaient un langage technologique que je ne comprenais pas. Je n’avais jamais travaillé sur un ordinateur et j’étais dépassée par toute la nouvelle technologie. J’ai dû tout réapprendre, me reconnecter au monde des réseaux sociaux, retravailler ma mémoire, qui me jouait de sales tours à mon âge. Je voulais surmonter cette épreuve, être au niveau des autres et surtout me prouver que je pouvais y arriver. » Elle redouble d’efforts, travaille encore plus dur et obtient son master en information et communication de l’USJ avec toujours son thème de prédilection qui met en avant « le rôle que peuvent jouer les nains dans les médias ». Elle venait de gagner sa première bataille.
Un « doctorat honorifique » pour couronner le tout
Voyant sa passion pour les études, un groupe d’amis l’inscrit en ligne à un « doctorat honorifique ». Elle se lance dans ce nouveau défi, choisit une fois de plus comme sujet la cause des nains dans la société. Le projet plaît au jury, l’émeut, et lui vaut une distinction honorable. Âgée de 48 ans aujourd’hui, même si elle a été contrainte de renoncer à ses rêves, Mireille Chaker sait que rien ne pourra entraver l’avenir et la nouvelle vie qui l’attend. « Ce que je ressens aujourd’hui est très précieux. J’ai véhiculé avec moi toute la bonté et l’amour que j’avais lorsque j’étais dans la congrégation. Je sens que malgré tout, il y a de nouveaux horizons qui s’ouvrent devant moi. » Un horizon qu’elle se prépare à vivre à deux avec l’homme qu’elle a choisi pour bâtir sa nouvelle vie.
Très bel article. Dans un monde où le dire "je m'en fous" est rois, passer 19 années au service des autres ne peut qu'être salué, reconnu et remercié par la société. Je ne suis pas spécialement dans la religion, tout ce que je peux dire, peut-être le bon Dieu vous a tracé un autre chemin de vie qui donnera certainement une large possibilité pour continuer la mission d'origine avec un parcours différent. Je vous souhaite de tout coeur une belle nouvelle vie.
09 h 58, le 17 février 2025