C’est dur de ne plus pouvoir ressentir ce qui, un jour, a fait vibrer nos cœurs, de fredonner, là où nous nous sommes rencontrés pour une première fois, quelques mots en ignorant qu’ils seront les derniers, pour se tourner le dos, éperdument heureux, déjà impatients de se revoir le lendemain.
C’est dur de voir que ce que nous aimons ne restera pas pour toujours l’objet perpétuel de notre amour ; que tout ce qui nous a aidé à vivre, à respirer, à être les personnes que nous sommes, a disparu, comme disparaît un mât aussi élevé par l’horizon, à travers la brume, pour ne devenir que quelque chose d’imprécis qui prend vaguement la forme d’un souvenir dont nous saisissons difficilement les contours.
C’est dur de faire le deuil d’une personne qui continue à vivre, toujours là, un peu loin et pourtant sous les mêmes étoiles, mais à l’autre bout, dans un univers dans lequel nous ne sommes plus.
C’est dur de sentir toutes ces émotions associées au phénomène du deuil et de la perte, mais surtout d’éprouver de l’amour à l’égard de ce qui est perdu, de ce qui nous fait défaut, malgré la distance qui nous éloigne.
Tout se lacère devant nous, les rêves que nous avons pris le temps de scruter, les promesses que nous avons faites, les douceurs et les terreurs, tous, s’émiettent en réduisant tout en fragments.
Un chemin que nous traversions hier ensemble mène à une bifurcation où nous empruntons, chacun, une route différente, en réalisant que toutes ces illusions, souvent naïves, auxquelles nous avons cru, lorsque nous étions aveuglés par l’amour, tous ces contes de fées, ces futurs imaginés et ces liens insoupçonnés incarnaient des possibilités perdues et n’étaient tout au long qu’une déformation d’un rêve passager.
Même lorsque nous observons le vent souffler sur nos pages, alors que nous ajoutions un peu de sel dans notre petit déjeuner ou que nous jetions le linge sale dans la machine à laver, les années d’antan et les moments perdus, à jamais, dans l’étoffe du temps, réapparaissent et nos cœurs commencent à trembler, comme si le temps n’a pas eu d’emprise sur nos souvenirs et les sensations qui y sont associées.
Ces fins d’histoires que nous subissons inopinément ou même par choix ou par nécessité impliquent non seulement une encre qui cesse de couler, mais aussi la fin des possibilités infinies qui s’offraient à nous, tout ce qui avait le potentiel d’être, tout ce qui aurait pu ou n’aurait pas pu, qui est mort, évanoui, épuisé. Une vie que nous avons connue mais aussi une vie, impalpable, qui ne fut pas la nôtre, face à celle qui, proche du cœur, nous a appartenu.
Nous nous sentons hantés par toutes ces phrases non finies, par les non-dits, les paroles inabouties, les projets inachevés et les liens indéfectibles étouffés par une partie de nous-mêmes.
Et quand c’est dur de vivre tout ce deuil subit d’une personne, nous écrivons pour la faire vivre encore, à travers des lignes qui crient son absence, pour aligner, pour quelques instants éphémères, nos étoiles à nouveau.
Nous écrivons parce que c’est dur de marcher, silencieux, avec au fond du cœur des histoires que ceux que nous aimons ne peuvent plus entendre.
Nous écrivons, car les mots n’auront pas toujours de destination, qu’ils sont des miracles qui ravivent tout et qui transfigurent les rêves en réalité. Alors nous trouvons un moyen que nous abîmons par une tristesse souvent excessivement lourde.
Comment, toutefois, concevoir l’esthétisme d’un mot face auquel nous avons toujours tremblé ? Comment transformer quelque chose de si douloureux en une œuvre sublime ?
De quels fantômes sommes-nous habités ? Par l’être que nous avons connu un jour ou par notre relation abîmée ? Par la personne ou par l’idéal qu’on lui érige dans nos têtes ?
Devenu inconsolables et veufs, qu’est-ce qui nous pousse à créer ou à sublimer, dans le sens de transformer, lorsque nous subissons un deuil ? Trouvons-nous nos chers fantômes, morts précocement dans nos vies, dans notre création, à travers les mots, les couleurs et la musique ?
Comme si, ces êtres hantaient toujours tout ce qui nous touche et que nous n’arrivons pas à se détacher de l’objet, de l’amour et de la personne perdue. Comme si, la vie et ses vicissitudes ne peuvent nous dérouter ou nous détacher de ce à quoi nous sommes follement attachés.
Une fois décrété, une fois qu’il nous frappe et que nous nous tenons, happé par un désir démesuré de caresser ce que nous avons étreint hier, le deuil nous sidère, il annonce le gouffre face auquel nous sommes démunis.
Comment parler d’un sentiment sans seuil ? Du deuil symbolique, d’une personne qui continue à exister, mais sans nous ? D’une relation ou d’un amour perdu ? Un mot peuplé par des contradictions, un mot qui mélange amour, tristesse, nostalgie mais aussi colère ?
Il n’est pas de mot qu’on peut fouiller pour consoler face à un deuil : par principe, se consoler, c’est comme faire crédit à un bonheur face à une mort. C’est peut-être cesser de souffrir de l’absence et accepter.
Alors, faire table rase de ce deuil, c’est en quelque sorte détruire le dernier lien qui nous unit à elles, ces personnes si loin de nous, mais proches du cœur ; c’est comme si le deuil n’était, à la légère, qu’une équation à résoudre.
Alors que non. Le deuil est quiescent. S’il s’en va de temps en temps pour nous épargner de son poids, c’est pour ressurgir. Non sous l’élan d’un monstre. Car la finalité du deuil, c’est peut-être l’acceptation d’avoir connu cette personne, plutôt qu’un chagrin de l’avoir perdue ; peut-être, c’est apprivoiser finalement sa souffrance.
Parce que le deuil restera le nom propre d’un amour orphelin.
Après tout, tout ce qui nous reste, suite à une rupture, ce sont les séquelles qui demeurent de la décrépitude de notre amour : le deuil, notre deuil, commun.
Simplement parce qu’il atteste qu’un jour, nous avons vécu quelque chose de beau.
Notre amour et ses flammes ne s’embrasent plus désormais que dans nos cœurs, à travers les récits que nous esquissons, les écrits que nous traçons, qui hantent, tous, nos mémoires et nos souvenirs, les contes que nous racontons à notre entourage lors d’une soirée en famille ou amis, alors que nous échangeons nos histoires de jeunesse ou nos folies passées.
Ainsi, dans un univers où amour et deuil sont intimement liés, nous nous demandons : et si l’amour n’était tout au long qu’un sentiment de peur constante de perdre l’être que nous aimons ? Comme un Orphée qui ne put s’empêcher d’éviter Eurydice du regard en sortant des enfers, ignorant l’unique condition décrétée par Hadès.
Parce qu’en perdant une personne, une relation, un objet, un idéal, et que nous nous sentons triste, c’est que nous avons vécu quelque chose de beau. C’est que désormais nous n’associerons plus jamais amour à éternité, mais amour à beauté, qu’elle soit éphémère ou pas.
Pessoa a tout compris en écrivant que le mal romantique, c’est de vouloir la lune comme s’il y avait un moyen de l’obtenir.
Pourtant, nous le savons, à bon titre, qu’aimer c’est prendre le risque d’un éventuel désamour, d’être abandonné, blessé, ou brisé. Nous ressentons une peur coriace face au bonheur que nous choisissons de ne plus rien vivre, de se priver d’aimer, de ressentir.
En oubliant que nous sommes condamnés à changer, que ce que nous avons aimé un jour peut devenir quelque chose face auquel nous sommes presque indifférents, que nous pouvons entendre un nom qui un jour valait notre monde et ne plus identifier la personne dont le nom a été murmuré.
Nous avons cette manie de préférer de ne plus jamais vivre de belles histoires, plutôt que de les vivre puis de les perdre.
Mais la mélancolie restera, quoique qu’elle soit, le bonheur d’être triste, comme le disait Hugo, à chaque fois que cette promesse que nous avons tenue comme vraie un jour se mue en un souvenir morne.
Il y a des personnes dont l’existence, celle qui fut si courte, nous bouleverse, pour toujours, à jamais, des personnes avec lesquelles nous avons dansé sous l’averse, nous avons pleuré, nous nous sommes tenus la main, pour un bref moment.
Et puis, nous nous sommes lâchés les mains, pour laisser le vent nous caresser, et emporter avec lui nos plus belles histoires, en laissant le destin écrire la dernière phrase de notre histoire, à mettre le dernier point, à terminer ce que nous avons commencé.
Et voilà une histoire de plus qui sera ajouté à ce qui, un jour, sera l’esquisse de toute notre vie. Parce que si les personnes s’en vont et que les relations se terminent, alors il reste une chose qui perdure : l’amour.
Le nôtre.
Pour finir, il est évident que ce n’est que lorsque le crépuscule s’achève, que nous décidons de pourchasser le soleil, de le scruter précieusement, de laisser sa lumière désormais affaiblie caresser encore une fois notre peau crispée.
Alors qu’avant ce crépuscule, lorsque le soleil était à son zénith, nous craignons sa lumière frappante et son essence aveuglante, nous craignons toutes ces belles choses, par peur de les perdre, par peur qu’un jour, elles se termineront.
Reste à réaliser que nous ne sommes pas simplement un corps qui a vaguement pris une forme humaine, mais un être qui a profondément choisi, encore une fois, de donner une chance à l’amour et à la vie.
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