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L’intelligence du pauvre

Prodigieux spectacle, que celui de cette frugale débutante aux yeux bridés faisant un magistral pied-de-nez à ses pachydermiques rivales américaines : lesquelles en effet s’empiffrent par poignées entières de milliards de dollars comme s’il ne s’agissait que de vulgaire popcorn !

Sans forcément être un admirateur de la Chine, sans même pouvoir s’y retrouver dans la jungle cybernétique, on n’aura pu s’empêcher de sourire à l’exploit que vient de réaliser la start-up chinoise DeepSeek en développant, à un coût ridiculement modeste, une intelligence artificielle aussi performante, sinon plus, que toutes celles déjà présentes sur le marché. Passé le sourire, on se reprendra évidemment à s’interroger sur la finalité de cette course au cerveau idéal qui passionne ou atterre en ce moment les têtes pensantes de la Terre entière.

Un petit, un malheureux demi-milliard face aux dizaines de milliards investis en face : extraordinaire prouesse qui a fait souffler un vent de panique sur la Silicon Valley, mais aussi sur Wall Street où ont brutalement chuté les actions des ultracélèbres firmes régnant en maîtres sur le marché. Se refusant à prendre acte du prodige, d’aucuns ont bien sûr évoqué la fraude, le piratage ; mais toute compétition, commerciale, industrielle ou autre, n’a-t-elle pas toujours fait la part belle à l’espionnage ? N’a-t-on pas vu les Israéliens produire jadis une copie conforme du chasseur bombardier français Mirage et puis les Soviétiques un clone quasi parfait du Concorde supersonique ?

Mais dans cette affaire beaucoup trop compliquée pour les profanes que nous sommes généralement, pourquoi ne pas plutôt aller au plus simple, au plus probable ? Il est désormais clair que ces merveilleuses machines à penser qui envahissent notre quotidien ne servent plus seulement à seconder les humains dans leurs recherches et projets les plus nobles, mais aussi les plus condamnables hélas. Elles peuvent désormais coopérer en vue de se reproduire en affinant sans cesse la race, si l’on peut dire : en usant de leurs capacités présentes pour générer et agencer des neurones électroniques encore plus capables. C’est de cette politique de source ouverte, pratiquée dans certaines limites par plus d’un géant de la cybernétique, que semble avoir bénéficié le chinois DeepSeek pour démocratiser davantage encore l’accès à l’intelligence artificielle : pour offrir en somme l’IA du pauvre. En retour, le logiciel chinois s’engage d’ailleurs à accueillir gratuitement les développeurs. Au beau milieu de cette compétition à qui sera le plus malin, serait-on donc à la veille d’une Internationale des geeks ?

Qu’il s’agisse d’éthique, d’atteintes à la vie privée, de propriété intellectuelle, de chômage annoncé ou encore de dérives militaires ou criminelles, le débat sur l’intelligence artificielle n’est certes guère nouveau. Or l’épisode DeepSeek survient à point nommé pour le relancer avec plus d’acuité que jamais, avec le sommet mondial sur l’lA qu’accueillera la France le 10 février et le contre-sommet programmé pour le même jour à l’initiative des professions s’estimant gravement menacées par le tyrannique robot : notamment enseignants, traducteurs, doubleurs, comédiens, créateurs … et journalistes.

Piqué au vif, je sondais hier d’ailleurs l’un de ces engins sur l’actuel centre d’intérêt des Libanais, à savoir le nouveau gouvernement qu’œuvre à former le Premier ministre désigné. L’appareil a fort correctement cité les critères de réformisme, d’expertise et d’équilibre entre sensibilités politiques et exigences des partenaires internationaux retenus par Nawaf Salam. Invitée à former elle-même une équipe conséquente, la machine a aligné des noms précis pour chaque département. Mais à la base, ne puisait-elle pas son savoir et sa dialectique dans les informations, interprétations et autres jus de crânes redevables à des humains ?

Pour cette raison, il me faut absolument clôturer avec l’anecdote suivante, datant des premiers pas de l’ordinateur pour tous. On y voit la miraculeuse machine répondre imperturbablement à toutes sortes de questions. C’est seulement quand elle est interrogée en deux mots par un Libanais qu’elle s’affole de tous ses voyants, fait de la surchauffe et finit par péter les plombs ; chou fi ma fi ( quoi de neuf ), lui avait-il tout bonnement demandé.

Issa GORAIEB
igor@lorientlejour.com

Prodigieux spectacle, que celui de cette frugale débutante aux yeux bridés faisant un magistral pied-de-nez à ses pachydermiques rivales américaines : lesquelles en effet s’empiffrent par poignées entières de milliards de dollars comme s’il ne s’agissait que de vulgaire popcorn ! Sans forcément être un admirateur de la Chine, sans même pouvoir s’y retrouver dans la jungle...