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Idées - Commentaire

Qu’est-ce que le chiisme politique ?


Qu’est-ce que le chiisme politique ?

Une affiche représentant l’ancien chef du Hezbollah Hassan Nasrallah, le fondateur d’Amal, l’imam Moussa Sadr, et le guide suprême iranien Ali Khamenei, à l’entrée du village de Cana, au Liban-Sud, en 2018. Ramzi Haïdar/Archives AFP

La politique libanaise de ces deux dernières décennies a tellement contorsionné la logique, les phénomènes, les discours, les lois, les pratiques, les ententes et les mésententes, qu’elle nous a enfermés avec des « êtres de déraison », des fantaisies mensongères qui s’insultaient si insolemment, manifestement et continuellement à notre intelligence qu’elles nous dérèglaient, cognitivement et moralement. En même temps qu’elles nous gorgeaient d’humiliation.

Il nous faut donc reprendre nos esprits pour nous rendre compte jusqu’où certaines choses ont été poussées, au-delà de toute commune mesure avec d’autres expériences politiques dont beaucoup d’observateurs font des antécédents de la toute dernière en date. Ainsi au réveil de celle-ci, si nous nous demandons : « Mais qu’est-ce que le chiisme politique ? », une réponse semble toute prête : c’est la fin de série des tentations de prédominance politique par les autres grandes confessions libanaises, la maronite, la sunnite et la druze.

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Les optimistes du jour voient dans l’histoire libanaise depuis le début de la guerre civile une sorte de « Bildungsroman » (« roman d’éducation ») qui fait traverser à chacune des communautés libanaises, tentées par la prédominance, une expérience des plus douloureuses, mais riche d’un enseignement central et toujours le même pour tous : le Liban ne se laisse pas dominer par une de ses composantes, et les tentatives d’y parvenir malgré tout sont payées d’un bain de sang dans la communauté concernée ainsi que d’une régression de sa stature et de son influence dans l’entité entière. De plus, les trois expériences reproduisent quasi à l’identique le schéma de leur destitution. Elles sont frappées à la tête, dans la personne de chefs mythiques qui arrivent à incarner en eux comme l’essence identitaire de la communauté : Kamal Joumblatt (assassiné en 1977), Bachir Gemayel (en 1982), Rafic Hariri (en 2005).

Dès lors, l’assassinat de Hassan Nasrallah viendrait aujourd’hui clore cette expérience et ramener les chiites dans le giron de la patrie et de l’État, à l’instar des autres communautés. Ces différentes expériences du maronitisme, du druzisme, du sunnisme et du chiisme politiques représenteraient, pour le dire avec Hegel, comme l’advenue à soi du « concept » libanais, dans son détour par l’histoire qui le constitue. Quoi de plus réconfortant et rassérénant que cette convergence, ultime et définitive, de toutes les communautés vers le vivre-ensemble dans la diversité et l’égalité ?

Convergencisme trompeur

Cependant, à trop paralléliser et procéder à des analogies, nous risquons de construire un convergencisme trompeur. Car l’expérience du chiisme politique est foncièrement différente des trois autres. Il faut faire un effort pour revenir à soi et se rendre compte de ce qu’il fut. Ce revenir à soi doit être en tout premier accompli par les chiites eux-mêmes qui justement ne se rendent pas compte de ce que fut (la dimension traumatique de) leur expérience pour leurs partenaires nationaux. Il nous faut, dans ce moment de grand réveil, non seulement considérer comment les « évidences » assises par vingt ans de chiisme politique se disloquent et choient, mais surtout prendre la mesure de leur aberration.

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La première chose à mettre en avant, c’est une forte entorse à la convergence supposée de la martyrologie des quatre communautés. Les trois grands chefs maronite, sunnite et druze ont été assassinés à un moment où, face à leurs alliés régionaux, Israël et la Syrie, ils ont fait preuve d’un courage politique et physique extrême : Gemayel a tenu tête au Premier ministre israélien Menahem Begin, tandis que Joumblatt et Hariri ont tenu tête aux Assad. Tous s’opposaient à la volonté de leurs alliés de mettre la main sur le pays et ont été tués au moment où ils défendaient la marge (le hâmish) de libanité dont ils disposaient. Hassan Nasrallah ne s’est jamais intéressé à une quelconque marge de libanité, ni à la libanité comme telle. Le Liban et sa diversité religieuse, confessionnelle, culturelle sont pour eux une donnée (mu3tâ). On l’accepte, on fait avec, jusqu’au moment où l’on pourra faire sans. C’est un paramètre de l’action, qui n’infléchit en rien le projet général et ses objectifs, lequel passe par sa neutralisation.

En s’armant à outrance et en défendant le privilège de son armement comme étant un droit sacré, le Hezbollah s’est doté d’une exceptionnalité qu’il a réussi à imposer à l’État : celle d’une résistance qui dispose d’une souveraineté paraétatique intangible. C’est ainsi que s’est installé le fait massif d’un fâidd al-quwwa (surpuissance), dissuadant, par la menace à peine voilée, toute tentative d’opposition à son projet. L’ensemble s’est couplé avec une idéologie de la supériorité (fawqiyya) morale et quasi essentielle (antum ashrafu ‘n-nâs) du public du Hezb étendu à l’ensemble de la communauté chiite.

L’entreprise du Hezbollah a fini par installer au Liban un système politique qui n’avait plus rien en commun avec celui défini par la Constitution et les accords de Taëf. Il a créé l’état de fait d’un corps politique à deux classes : l’une se plaçant au-dessus des lois, ayant ses armes, ses structures de commandement, ses politiques intérieure et extérieure, prospérant dans le giron d’une sociétalité complète, organisée autour d’institutions sociales, médicales, éducationnelles, économiques et financières ; alors que l’autre vivait de sa petite vie, soumise aux lois, docile, restreinte dans l’espace restant de l’expansion de la première. Elle ne gênait pas vraiment celle-ci tant qu’elle respectait les limites qui lui étaient imposées, ses membres menant l’existence de quasi-dhimmis, désarmés, ressemblant à des figurants, vivant à l’arrière-plan d’une vie politique sur lequel ils pouvaient s’ébattre comme sur un théâtre d’ombres. La communauté était exclusive, dans son projet, de toutes les autres. Le Hezb et son sayyed pratiquaient une relecture de l’histoire libanaise qui les faisait apparaître comme victimes d’injustices historiques. On diffusait l’idée que les chiites avaient été les seigneurs de vastes régions libanaises d’où ils ont été expulsés par des chrétiens, des sunnites ou des druzes, et qu’il était aujourd’hui de leur bon droit de repeupler. Le tout était flanqué par des accaparements de propriétés foncières privées et publiques. Des politiques d’achat de terrains ont même vu le jour dans le but de créer des continuités de peuplement chiite traversant différentes régions où les chiites sont traditionnellement clairement minoritaires. Le tout étayé sur une progression démographique idéologiquement et socialement soutenue comme un vecteur essentiel de la prédominance.

La poursuite sans encombre de ce projet aurait pu aboutir à ce qu’on pourrait appeler la « druzification » des deux grandes communautés libanaises que sont les chrétiens et les sunnites, les réduisant numériquement à une proportion démographique très minoritaire. Le parti n’était pas pressé d’ailleurs, dans le sens où la précipitation aurait sans doute nui à son dessein en suscitant des oppositions bruyantes Il n’a cessé de pratiquer très intelligemment la politique du qadm (ronger morceau par morceau) et, à la manière d’un boa constrictor, celle de pauses postprandiales destinées à faire passer le morceau.

Il y a ainsi des éléments ségrégatifs dans le chiisme politique tel qu’interprété par le Hezbollah. Soit une sorte d’apartheid tribal où une tribu maîtresse règne sur une confédération de groupes en instituant le privilège de l’armement à son profit. Parmi ces éléments, certains rappellent un autre projet d’hégémonie territoriale, pratiqué par l’ennemi israélien.

Pour faire saisir ce qu’est le chiisme politique version Hassan Nasrallah, on pourrait construire l’expérience de pensée d’un maronitisme ou d’un sunnisme politique qui aurait suivi des lignes d’évolution analogues. Imaginons par exemple un Bachir Gemayel sorti indemne de l’attentat qui l’a visé, exerçant son mandat de président de la République, fort et fier de son alliance avec les Israéliens, fondant sa légitimité sur la libération du Liban de son véritable ennemi, la Syrie, responsable de la guerre civile et principale force régionale à avoir des prétentions sur le pays ainsi qu’une volonté de l’intégrer à son axe ou son État. Au lieu de dissoudre les Forces libanaises et de reconstruire l’armée, il se serait appuyé sur cette milice et aurait légitimé sa perduration ainsi que l’énorme accroissement de son effectif et de son armement par la nécessité de contrer aux frontières l’ennemi intrinsèque et de maintenir un équilibre de la dissuasion avec lui – seule une force armée maronite étant capable de l’animus guerrier nécessaire pour se battre contre un ennemi dont elle a enduré pendant si longtemps tant de méfaits. Contre l’opposition d’une grande majorité des forces politiques libanaises, il aurait manié la menace, l’intimidation, les assassinats politiques, les raids armés menant à l’occupation de la capitale par ses milices, ainsi que la corruption et l’alliance verticale avec des opportunistes de toutes les communautés. Il aurait ainsi donné figure à un maronitisme politique à la manière chiite d’aujourd’hui.

« Dénasrallanisation » et « resadrisation »

De fait, il nous faut constater qu’un autre chiisme politique a existé que celui qu’a incarné Hassan Nasrallah. Et s’il y avait une figure chiite qui pourrait véritablement clore la quadrature libanaise du martyre, ce serait le fondateur du mouvement des déshérités, l’imam Moussa Sadr (disparu en Libye en 1978). C’est le chiisme sadriste dont nous aurions tant besoin aujourd’hui pour reconstituer le pays, lui redonner la richesse de sa diversité et le rendre à ses valeurs et sa mission. Ce chiisme luttait très légitimement pour l’avancement de sa communauté dans l’ensemble libanais : c’était une entreprise d’émancipation (empowerment) qui avait toutes les raisons d’être, la communauté chiite étant restée longtemps en marge de l’évolution du Mont-Liban. L’essor des classes moyennes ici montrait le chemin aux communautés périphériques du Nord et du Sud libanais. L’intégration de ces périphéries a été avancée avec le plus grand sérieux. Le chiisme politique sadriste prolongeait la trajectoire d’intégration de la communauté dans l’ensemble libanais – initiée notamment par de vastes projets de développement sous la présidence du général Chéhab (1958-1964) – en lui insufflant une conscience politique propre, mais aussi un libanisme de conviction sincère et fort. S’il a encouragé l’armement de son mouvement après le début de la guerre civile, c’est pour mettre sa communauté à parité avec les autres et en état de se défendre contre les abus commis par les Palestiniens dans les régions de peuplement chiite dans le sud du pays.

Certes, l’on pourrait rétorquer que le chiisme politique sadriste existe bel et bien aujourd’hui avec le mouvement fondé par l’imam Sadr lui-même. On voudrait alors voir dans Amal le chiisme politique authentique, et dans le Hezbollah le chiisme politique de nouvelle génération. Le problème est cependant que le mouvement Amal n’a cessé, sous la direction de son chef perpétuel Nabih Berry, de surfer sur la vague hégémoniste du Hezb, tirant profit de son poids et de sa puissance. Il s’est retrouvé dans la position de second, de facilitateur et de « fixeur », tous traits effacés sous la chape du grand « Savonarole des banlieues » (Joseph Maïla) rayonnant la crainte et le tremblement.

Le retour du Hezbollah lui-même comme mouvement politique – démilitarisé – dans le giron politique suppose sa déradicalisation idéologique. Celle-ci passe par sa « dénasrallanisation », son débranchage du discours hégémoniste et comminatoire d’un chef qui, bien plus que d’avoir incarné sa communauté, a surtout incarné l’humiliation constante de toutes les autres. Les projections optimistes d’un renouveau libanais passent nécessairement par un renouveau du rapport des chiites à leur pays et à leurs concitoyens. C’est d’une « resadrisation » du chiisme politique qu’il s’agit, laquelle serait chaleureusement accueillie par leurs associés dans l’État.

Par Jean CLAM, philosophe, psychanalyste, chercheur au CNRS (EHESS Paris).

La politique libanaise de ces deux dernières décennies a tellement contorsionné la logique, les phénomènes, les discours, les lois, les pratiques, les ententes et les mésententes, qu’elle nous a enfermés avec des « êtres de déraison », des fantaisies mensongères qui s’insultaient si insolemment, manifestement et continuellement à notre intelligence qu’elles nous...
commentaires (2)

Le Chiisme politique est un leurre qui s’est refermé sur ceux qui les ont inventé et fait prospérer. Les mollahs comme le HB ont bercé leurs partisans de discours fallacieux en mettant en avant leur dignité et la fin de l’humiliation de cette communauté pour arriver à leur but de les amadouer et de les conquérir. Une fois cette tâche accomplie, ils ont été pire que les supposés oppresseurs en faisant taire toute critique et toute doléance de ceux qui leur ont permis de prendre le pouvoir. Ils les ont muselés, trahis et même humiliés sous prétexte de les libérer et de leur permettre de s'émanc

Sissi zayyat

11 h 51, le 05 janvier 2025

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Commentaires (2)

  • Le Chiisme politique est un leurre qui s’est refermé sur ceux qui les ont inventé et fait prospérer. Les mollahs comme le HB ont bercé leurs partisans de discours fallacieux en mettant en avant leur dignité et la fin de l’humiliation de cette communauté pour arriver à leur but de les amadouer et de les conquérir. Une fois cette tâche accomplie, ils ont été pire que les supposés oppresseurs en faisant taire toute critique et toute doléance de ceux qui leur ont permis de prendre le pouvoir. Ils les ont muselés, trahis et même humiliés sous prétexte de les libérer et de leur permettre de s'émanc

    Sissi zayyat

    11 h 51, le 05 janvier 2025

  • Très intéressant mais le Hezbollah a pris une claque des sionistes

    Eleni Caridopoulou

    13 h 33, le 28 décembre 2024

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