Depuis la fin du long règne des Assad, il ne se passe pas de jour sans que remonte à la surface, sous nos yeux horrifiés, quelque preuve supplémentaire de l’extrême barbarie dont a usé cette dynastie pour gouverner la Syrie plus d’un demi-siècle durant.
Cachots souterrains dont l’exiguïté n’autorisait même pas une position debout, inimaginables tortures physiques et mentales, exécutions sommaires, fosses communes ; et par contraste le luxe inouï dont s’entouraient maîtres et barons du régime. Dérangeant jusqu’à la nausée aura certes été un déballage qui, très probablement, n’a pas encore dit son dernier mot. Ce qui dérange le plus cependant, c’est qu’il y a longtemps que toutes ces abominations étaient connues de tous, qu’elles étaient même signalées, consignées, répertoriées.
Car bien avant la défection en 2014 d’un photographe légiste syrien – le célébrissime César – qui apportait dans son ordinateur des dizaines de milliers d’accablants clichés, nombreuses avaient été les alertes lancées par les organisations humanitaires. Il faut croire néanmoins que dans les calculs des puissances, même les plus chatouilleuses en matière de droits de l’homme, ces souffrances n’ont pas toujours pesé lourd face à la règle de pragmatisme; ont prévalu ces compromissions qu’impose, par définition, toute entreprise menée sous le signe de la realpolitik.
En Hafez el-Assad, les Occidentaux ont cru très tôt discerner les avantages (on n’ose écrire qualités !) de ses sanguinaires défauts. Mal nécessaire, moindre de deux maux, impitoyable rempart contre les extrémismes religieux, le raïs passait aussi pour un équilibriste de génie, contractant alliances avec l’Union soviétique et puis l’Iran, mais misant surtout – sinon exclusivement – sur les États-Unis pour obtenir un règlement avec Israël. Qualifiée d’élément stabilisateur par Washington, l’intervention syrienne de 1976 au Liban a été volontiers tolérée par Israël, dans les limites d’une ligne rouge qui ne faisait que consacrer la coexistence de deux occupations. Et il est notoire que dans ses deux déclinaisons dynastiques, la Syrie baassiste a longtemps fait figure d’ennemi préféré aux yeux des Israéliens. Se gardant bien de rallumer le front du Golan syrien, c’est seulement sur la frontière libanaise qu’elle se voilait d’un mince pan de militantisme arabe, et par la suite arabo-persan.
Au total, et sans réussir à égaler la longévité politique de son géniteur, Bachar, ce mensonger réformateur de ses débuts, aura tout de même affiché infiniment plus de morts à son épouvantable tableau de chasse. Si un sursis lui a été dénié, ce n’est pas seulement parce qu’il s’est refusé à tout dialogue avec l’opposition, comme le lui reprochent tardivement ses alliés russe et iranien. Car après les guerres de Gaza et du Liban, le Syrie n’était plus en réalité que l’ultime chaînon, le dernier kilomètre à pied avant la cible majeure. C’est bien un Iran sans plus de crocs et de griffes, nucléaires ou autres, que Benjamin Netanyahu, la bête politique qui ne survit plus que par la guerre, s’est apparemment promis d’offrir à Donald Trump en guise de présent d’investiture.
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Oui, on savait. Et mieux que quiconque hors de Syrie, les Libanais, eux, n’ignoraient rien (et pour cause !) des extrémités auxquelles pouvaient aller ces criminels de deux guerres, plutôt que d’une, que furent les généraux les plus zélés du système déchu. Bien avant la rébellion de Syrie, ces derniers ont fait sauvagement bombarder les populations à tour de rôle. Ils ont pratiqué en masse la torture dans un hôtel beyrouthin répondant au doux nom de Beau Rivage ou dans leur QG de Anjar. Ils ont emmené en captivité outre-frontière des milliers de nos concitoyens de toutes appartenances, dont la plupart ne sont jamais revenus. À l’aide de complicités locales demeurées impunies, ils ont fait assassiner un ancien Premier ministre ; et même partis du Liban, ils ont poursuivi de plus belle leurs meurtres en série, s’en prenant à toute une procession de dirigeants politiques ou religieux ainsi que de leaders d’opinion. La sempiternelle filière syrienne se retrouve même dans l’affaire des cataclysmiques explosions de stocks de nitrate d’ammonium survenues en 2020 dans le port de Beyrouth.
Il ne s’agit pas là, pas encore à ce stade, de faire le procès des dirigeants libanais qui étaient parfaitement au courant de toutes ces dérives et qui les ont couvertes, ne fût-ce qu’en fermant les yeux ; s’aviserait-on d’ailleurs d’exiger des comptes qu’une bonne partie du personnel politique libanais y passerait. Trop persistante est par contre la rumeur selon laquelle certains de ces criminels auraient trouvé refuge sur notre sol, l’un de ceux-ci faisant même l’objet de condamnations en France et d’un mandat d’arrêt au Liban. Trop fumeuses demeurent en revanche les assurances officielles que l’on nous ressasse à ce sujet.
Pour la mémoire de toutes ces victimes qui n’ont rien de collatéral, pour l’honneur du Liban, c’est maintenant, c’est de suite que nos responsables sont tenus d’ouvrir l’œil. Voir, n’est-ce pas déjà savoir ?
Issa GORAIEB