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Culture - Exposition

Que peut-on voir derrière les « Portes et passages » du Pavillon Nuhad es-Saïd au Musée national de Beyrouth ?

À un moment crucial de notre histoire, le Musée national de Beyrouth prend, avec sa nouvelle aile et l’exposition conçue par le BeMA, toute sa place d’institution fédératrice, curatrice de la beauté du patrimoine et de la liberté de créer.

Que peut-on voir derrière les « Portes et passages » du Pavillon Nuhad es-Saïd au Musée national de Beyrouth ?

« L'Hymne à l'amour », somptueuse installation inédite d’Alfred Tarazi qui accueille le visiteur du Pavillon Nuhad es-Saïd au Musée national de Beyrouth. Photo Carla Henoud

Symbole majeur du patrimoine, un peu oublié du grand public sauf des touristes et visiteurs étrangers, et situé stratégiquement à un angle qui fut séparateur durant les années de guerre, le Musée national de Beyrouth s’offre une nouvelle aile : le Pavillon Nuhad es-Saïd, que la famille du grand collectionneur d’art a soutenu auprès d’autres mécènes privés également. C’est avec une grande émotion et fierté que nous le découvrons et l’exposition inaugurale qui le célèbre, intitulée « Portes et passages, une traversée du réel et de l'imaginaire », conçue par le BeMA, le Beirut Museum of Modern Art. Ce pavillon est venu à la rencontre du musée donner un nouveau souffle à ce monument national dont l’histoire est intimement liée à celle de la ville et des civilisations et temps qui l’ont traversé.

C’est le propre de l’art et de la culture que d’ouvrir des « portes et des passages », de conjurer la violence des étiquettes et des assignations hâtives qui sont le terreau de la guerre, et de favoriser un dialogue avec le monde. Et c’est précisément pour cela que le Pavillon Nuhad es-Saïd a choisi de maintenir ses portes ouvertes en ces jours de guerre et de désolation. Un geste d’accueil et une main tendue qui libérerait, ne serait-ce que pour un moment, par la magie de l’art et de la poésie, du sentiment d’enfermement dans la fatalité. Car le geste créatif est celui de la liberté par excellence qui confère à l’art son pouvoir de galvanisation. Dans un communiqué intitulé Contre l’inimaginable, les équipes du Pavillon et du BeMA rappellent que « ce ne sont pas uniquement des objets qui sont en danger, mais tous les écosystèmes culturels et créatifs qui fondent la pensée et toutes les personnes qui incarnent et nourrissent ces forces de transformation et d’espoir ; c’est pour eux que nous gardons nos portes ouvertes, à leur demande et à celle du public », ajoutent-t-ils.

Une vue de l'exposition « Portes et passages » au Pavillon Nuhad es-Saïd du Musée national de Beyrouth. De gauche à droite : une sculpture sans titre de Ghassan Zard, « Le Radeau de la méduse » d'Yvette Achkar, « Fenêtre » et « Îlot » de Ghassan Zard, « Sky Map d' Adrian Pepe », « The Year of the Elephant » de Randa Mirza, sans titre de Moussa Tiba, « The Book of Sand » de Chafic Abboud et « Alight » de Hatem Imam. Photo Beirut Museum of Art, 2024

Le sentiment de s’inscrire dans une histoire

À l’heure où notre patrimoine historique est la cible des bombardements et où nos vies sont chahutées, s’immerger dans cet oasis muséal et cette exposition traversée du réel et de l’imaginaire, auprès de colonnes millénaires, donne un certain ancrage, le sentiment de s’inscrire dans une histoire, dans une ligne avec ses plis et replis, comme celle illustrée par cette falaise de banche jurassique qui traverse le pays du nord au sud, de la photographe Caroline Tabet montrée dans le volet « Territoire » de l’exposition. Les photos « Among the folds and the chasms » visent à révéler la richesse du terrain, nourri par une eau abondante ; mais aussi un certain mouvement sourd, profond, une continuité. Le territoire est une géographie mais aussi un imaginaire. L’exposition tourne précisément autour de ces correspondances, réel et imaginaire, mythes et perceptions, mémoire et territoire qui fondent notre appartenance et identité au-delà des frontières temporelles et des genres. Il y a des vases communicants entre les artistes. Des œuvres de la collection du ministère de la Culture, récemment restaurées, protégées et gérées par le BeMA, dialoguent avec des voix artistiques du passé et du présent ; l’art contemporain avec l’art moderne. L’ancienne ligne de démarcation devient ainsi un lieu de rassemblement, de réunion. Helen Khal est mise en face de Nasri Sayegh, Chafic Abboud en face de Lara Tabet et plusieurs autres se font écho.

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C’est aussi le fort de cette exposition de dévoiler d’autres facettes et des œuvres moins connues de ces grands noms d’avant, telle que Trees de Mounir Najem ou The Book of Sand de Chafic Abboud, et surtout la richesse de la collection du ministère de la Culture qui, un jour, avait porté haut son nom. Ces mises en relation, ce face-à-face dans le silence du sous-sol du pavillon, se veulent des catalyseurs du pouvoir transformateur de la culture et de la créativité, selon Clémence Cottard, directrice artistique du BeMA et curatrice de l’exposition.

Avant de se plonger dans le voyage proposé en sous-sol entre les œuvres de nos artistes anciens les plus éminents tels que Helen Khal, Chafic Abboud, Aref el-Rayess, Yvette Achkar et ceux d’aujourd’hui tels que Jack Dabaghian, Danièle Génadry, Lamia Joreige, Fouad Elkoury, etc. C’est une somptueuse installation inédite d’Alfred Tarazi qui accueille le visiteur, voire l’enveloppe, à l’entrée et qui le transporte dans ce Levant tant célébré par ceux qui nous ont précédés. Il est invité à circuler à travers les portes nombreuses de cet « Hymne à l’amour », hymne à une époque, à un art de vivre levantin disparu, mais aussi surtout hommage aux parents décédés de l’artiste : sa mère qui fut archéologue à la Direction générale des antiquités durant de longues années et son père, descendant d’une famille d’antiquaires et d’artisans sur cinq générations, dont l’activité a été entrecoupée par le début de la guerre. Cuivre, poterie, boiserie, objets décoratifs, Alfred Tarazi redonne à l’artisanat et aux arts décoratifs toute leur place et leurs lettres de noblesse en leur donnant une narration, qui n’est pas celle de l’orientalisme « qui nous a été imposée et qui domine les imaginaires », selon Clémence Cottard, laquelle fait aussi remarquer que l’on peut déjà voir dans ceux-ci et dans les arts de l’islam, la genèse de l’abstraction géométrique et des arts conceptuels, comme elle le voit aussi dans les pièces de Rayane Tabet.

Une vue de l'exposition « Portes et passages » au Pavillon Nuhad es-Saïd du Musée national de Beyrouth: De gauche à droite : « The Book of Sand » de Chafic Abboud, et « Le Radeau de la méduse » d' Yvette Achkar. Photo Beirut Museum of Art, 2024

Après le passage par l’« Hymne à l’amour » qui concentre en lui les différentes thématiques de l’exposition, on s’engouffre dans le sous- sol pour naviguer les quatre passages symboliques qui la constituent : mémoire, mythes, perception et territoire. Dans le volet « Mémoire », aux côtés de Rayane Tabet et de sa mémoire des vides et des pleins, la toile noire et en striures de Nabil Nahas surprend tant elle ne ressemble pas vraiment aux travaux connus du peintre ; il l’a peinte en 1982 au moment de l’invasion israélienne de Beyrouth alors qu il se disait incapable de peindre vraiment et qu’il se trouvait à New York. Lamia Joreige donne à voir Beirut, 1001 Views et Views of Museum Square, des images d’archives poétiques, qu’elle fait grâce à l’outil numérique, se déployer lentement, d’un Beyrouth de la fin du XIXe siècle jusqu’avant la guerre, qui ne ressemble en rien à celui d’aujourd’hui. Sa mémoire stratifiée fait écho à celle fragmentaire des carnets de croquis de Omar Ounsi, empreints de nostalgie orientaliste. La guerre et les traces qu’elle laisse sur les individus sont évidemment ce qui sous-tend les œuvres exposées dans ce volet « Mémoire ». Sa violence démystifierait même le plus solide des mythes, celui du coucher du soleil. Celui-ci est, dans le volet « Perception », déparé de son acception romantique dans Fiction Arrachée de Rami el-Sabbagh qui, combinant la céramique et la vidéo, veut rendre compte d’un coucher du soleil changeant qui « s’abat sur la ville », de « la menace qui vient du ciel et se répète », selon les mots de la curatrice. Dans ce même volet, on trouve aussi le magnifique Radeau de la méduse d’Yvette Achkar et The Glow de Danièle Génadry et dans une chambre noire dans le volet « Mythes », les joyaux de Randa Mirza : L’Année de l’éléphant et Les Dieux de Noah, qui invitent au recueillement et plus loin, les incontournables Cèdres de Jack Dabaghian – de sa série « Sentinels »–  avec leur charge de poésie, de puissance et de sacralité, encore mieux rendue par la technique de collodion humide très unique avec laquelle travaille l’artiste photographe.

Une vue de l'exposition « Portes et passages » au Pavillon Nuhad es-Saïd du Musée national de Beyrouth. De gauche à droite : « Among the Folds and the Chasms » de Caroline Tabet, sans titre de Aref el-Rayess et sans titre d'Élie Kenaan. Photo Beirut Museum of Art, 2024


 « Pensée pour être traversée en trois minutes »

Chaque artiste, chaque œuvre de ces « Portes et passages », mériterait que l’on s’y attarde, et même si comme le dit Clémence Cottard, l’expo est pensée pour être traversée en trois minutes, il vaut mieux s’y immerger plus longtemps, pour pressentir les murmures possibles de sérénité et de fraternité, et l’écoulement de l’eau dans la grotte de Saliba Douaihy – c’est dans les grottes que l’eau se crée – tout comme les pulsations de ce grand cœur Alight du graveur Hatem Iman en marbre de Carrare de 300 kg, qui fait tenir les différents pans de l’exposition pour laquelle il a été spécifiquement conçu.

C’est encore un passage symbolique que l’on a franchi en sortant de la visite de cette exposition accompagnée par la générosité de ses donateurs, partenaires et organisateurs dont il faut saluer la célérité –  l’exposition a été montée en un temps relativement court pour un travail de cette ampleur – et la persévérance, de concert avec les membres du Pavillon Nuhad es-Saïd. Il convient aussi d’attirer l’attention sur le modèle innovant de ce pavillon lequel, n’ayant pas la charge d’une collection permanente, considère des collaborations avec d’autres institutions libanaises ou étrangères, pour monter les expositions à venir dont l’objet reste de témoigner de la force, de la richesse et de la diversité des pratiques artistiques au Liban, et de pérenniser le patrimoine culturel libanais. En ces temps d’oppression et de radicalisation, la mission du pavillon est doublement précieuse, parce que l’art, la culture et l’héritage sont un rempart contre la peur, la division et la radicalité, au contraire ils sont rapprochement ; et que « toute création artistique est un acte d’amour », comme l’écrivait la poétesse Claire Gebeyli.

Symbole majeur du patrimoine, un peu oublié du grand public sauf des touristes et visiteurs étrangers, et situé stratégiquement à un angle qui fut séparateur durant les années de guerre, le Musée national de Beyrouth s’offre une nouvelle aile : le Pavillon Nuhad es-Saïd, que la famille du grand collectionneur d’art a soutenu auprès d’autres mécènes privés également. C’est avec une grande émotion et fierté que nous le découvrons et l’exposition inaugurale qui le célèbre, intitulée « Portes et passages, une traversée du réel et de l'imaginaire », conçue par le BeMA, le Beirut Museum of Modern Art. Ce pavillon est venu à la rencontre du musée donner un nouveau souffle à ce monument national dont l’histoire est intimement liée à celle de la ville et des civilisations et temps qui l’ont traversé....
commentaires (3)

Pour être positif, j'accorde un satisfecit au Bema, et à tous les sponsors du Musée National. Un grand merci. Mais je ne peux m’empêcher d’émettre une critique vis-à-vis des sujets traités dans les œuvres : Ils sont tirés en grande partie du vécu des artistes au Liban et donc emprunts de désespoir. De ce fait cet Art ne peut s’adresser qu’à des libanais ou à des étrangers amis du liban et qui ont également un certain désespoir ou une colère vis-à-vis de la vie. Or la majorité des collectionneurs d’Art sont dans une logique esthétique et non pas sociopolitique.

Moi

11 h 48, le 18 novembre 2024

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Commentaires (3)

  • Pour être positif, j'accorde un satisfecit au Bema, et à tous les sponsors du Musée National. Un grand merci. Mais je ne peux m’empêcher d’émettre une critique vis-à-vis des sujets traités dans les œuvres : Ils sont tirés en grande partie du vécu des artistes au Liban et donc emprunts de désespoir. De ce fait cet Art ne peut s’adresser qu’à des libanais ou à des étrangers amis du liban et qui ont également un certain désespoir ou une colère vis-à-vis de la vie. Or la majorité des collectionneurs d’Art sont dans une logique esthétique et non pas sociopolitique.

    Moi

    11 h 48, le 18 novembre 2024

  • Magnifique !

    KHL V.

    10 h 19, le 18 novembre 2024

  • quel bonheur! merci

    Massabki Alice

    09 h 17, le 18 novembre 2024

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