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Culture - Installation

Lamia Joreige ou l’art d’exhumer du passé les racines des « Temps incertains » présents

L’artiste plasticienne et vidéaste poursuit son œuvre essentiellement axée sur le temps, ses traces et ses effets sur notre présent. Dans « Uncertain Times », son dernier corpus exposé actuellement à la galerie Marfa’, elle revient sur l’intervalle allant de la fin de l’Empire ottoman au début des mandats français et anglais au Liban, en Syrie et en Palestine (1914-1920). On y découvre, entre autres analogies de l’histoire, celle d’un Liban dévoré par les spéculateurs...

Lamia Joreige ou l’art d’exhumer du passé les racines des « Temps incertains » présents

Une vue de l’exposition avec en fond une acrylique sur toile de lin de Lamia Joreige. DR

Tout naît chez Lamia Joreige de l’anxiété. Cette peur qu’elle ressent de manière diffuse à l’idée d’un possible anéantissement de sa ville, Beyrouth, ou encore du délitement total de son pays, le Liban. Une angoisse qui l’amène à se plonger régulièrement dans les documents d’archives pour relire le présent à la lueur du passé…

Dans une précédente installation multimédia, « Beirut Autopsy of a City », cette artiste plasticienne et vidéaste – qui se revendique « beyrouthine au-delà de toute autre appartenance » – avait traité du risque « d’effacement » de la capitale libanaise. En rappelant, notamment, que la fameuse Béryte « mère des lois » (cette cité antique réputée pour sa prestigieuse école de droit qui occupait le territoire actuel de Beyrouth) avait déjà connu un long déclin après le dévastateur tsunami qui l’avait terrassée en l’an 551. Un effacement dont elle n’était sortie qu’au XIXe siècle lors de l’agrandissement de son port qui lui fit regagner son statut de carrefour des civilisations…

Comment en est-on arrivé là ?
Cette fois, dans « Uncertain Times », ce sont les bouleversements que traverse le pays du Cèdre et plus globalement la région entière qui sont à l’origine du corpus d’œuvres en techniques mixtes qu’elle présente jusqu’au 28 janvier 2023 à la galerie Marfa’, située, comme son nom l’indique, au port de Beyrouth*.

« Uncertain Times » revient sur l’histoire d’un Liban ratissé par les sauterelles et les spéculateurs. DR

À travers ce projet qu’elle a entamé en 2017, suite à l’avortement du soulèvement syrien et au dépeçage de la région, l’artiste s’interroge sur les raisons historiques qui ont mené l’Irak, la Syrie, la Palestine et le Liban a une telle déroute actuelle.

« Par quels truchements de l’histoire en sommes-nous arrivés-là ? Où faut-il rechercher les raisons de cette débâcle générale ? Si le rêve de l’émir Fayçal de régner sur une grande nation arabe s’était réalisé, s’il n’avait pas été trahi par les Britanniques et combattu par les Français, comment aurait évolué la région ? Aurions-nous été aujourd’hui des communautés et des populations vivant en paix ? Les récents troubles, guerres et événements tragiques pourraient-ils à nouveau redéfinir notre région ? »

Partant de ce questionnement – qu’elle partagera d’ailleurs avec Etel Adan, au cours de leurs conversations filmées réalisées entre 2013 et 2015 –, Lamia Joreige se lance dans une recherche documentaire qui l’emportera des archives ottomanes du ministère turque des Affaires étrangères à celles de Nantes, en France, où sont conservés l’ensemble des documents relatifs à la constitution du Grand Liban.

Cette plongée dans l’histoire de la région pour essayer de comprendre les racines de nos malheurs actuels va inexorablement mener l’artiste chercheuse à cette période charnière qui s’étend de la fin de l’Empire ottoman au début des mandats français et anglais au Liban, en Syrie et en Palestine (1914-1920). Ce tournant de l’histoire, à la fois moment de rupture, de fragmentation et de création, va lui apporter, par les faits et les récits qu’elle y puisera et qui présentent une évidente analogie avec notre vécu actuel, quelques éléments de réponses à ses questionnements.

Des pages d’histoire sur les cimaises
Revenant sur les accords Sykes-Picot, la déclaration Balfour, la Première Guerre mondiale et la famine du Mont-Liban, qui provoquèrent la mort de centaines de milliers de personnes, Lamia Joreige va ausculter, défricher et explorer ces moments au cours desquels de nombreux facteurs et acteurs ont convergé et produit une transformation géographique, sociale et politique radicale du Proche-Orient.

Détail d’une des œuvres de l’exposition « Uncertain Times ». DR

Elle y découvrira, entre autres faits occultés par l’histoire officielle, le rôle joué par les spéculateurs libanais dans la grande famine ainsi que la brutale dévaluation de la monnaie ottomane qui offrent une similitude avec l’effondrement économique et social de nos temps actuels. Mais également, consignées dans un journal intime datant de 1915-16, les émouvantes interrogations identitaires d’un jeune Palestinien recruté pour se battre au sein de l’armée ottomane.

Elle constatera aussi, ou plutôt donnera à constater, au fil des épisodes narrant le débarquement des Alliés, cette propension qu’ont toujours eu nos compatriotes à accueillir dans la liesse, comme des sauveurs, ceux qui finissent toujours par les dominer.

Une exposition à voir, lire, déchiffrer et méditer... DR

Des spéculateurs et des sauterelles
L’exposition, qui s’ouvre sur un cliché de son arrière-grand-père décédé d’une crise subite alors qu’il observait dans le ciel l’arrivée d’une nuée de sauterelles, entremêle ainsi des pages de l’histoire officielle à des récits intimes et des faits historiques occultés qui retranscrivent l’atmosphère de tension et d’angoisse ressenties par la population de cette époque.

Des bribes de petites histoires intercalées dans cet intervalle charnière de la grande histoire régionale que l’artiste transpose sur des planches en mixed-médias (techniques mixtes) assemblant divers éléments tels que des dessins (de sauterelles esthétisées notamment), des photographies et des documents d’archives. Et qu’elle accompagne, souvent, de commentaires personnels, soulignant les correspondances visuelles et textuelles entre passé et présent.

Et une conversation avec Etel…
C’est indéniablement une approche singulière de l’histoire qui reste sujette à sa sensibilité d’artiste que Lamia Joreige propose donc aux visiteurs de la galerie Marfa’. « Bien qu’elle mette en lumière certains événements historiques, son objectif n’est pas de produire un récit historique en soi, mais plutôt de tirer une réflexion sur les processus historiques, ainsi que sur les notions de temporalité à partir desquelles nous comprenons le passé, le présent et le futur », signale sa galeriste Joumana Asseily.

Une vue de l’exposition « Uncertain Times » de Lamia Joreige à la galerie Marfa’. DR

En parallèle de cette installation, Lamia Joreige présente aussi une courte vidéo Sun and Sea qu’elle a réalisée à l’invitation d’Etel Adnan autour du premier poème de la philosophe et artiste disparue, écrit en français en 1949. De leur discussion filmée en Grèce, sur fond de mer bleu et de paysage ensoleillé, on retiendra cette phrase qu’adresse la jeune artiste à son aînée : « J’ai beaucoup de mal à faire une œuvre comme toi qui parle simplement de la beauté du ciel et à faire abstraction de l’état du monde. »

« Uncertain Times », une exposition à voir, lire, déchiffrer et méditer...

*L’exposition « Uncertain Times » de Lamia Joreige se tient à la galerie Marfa’ jusqu’au 28 janvier 2023.

Lamia Joreige, une importante voix de l’art contemporain

Lamia Joreige est née au Liban en 1972. Artiste visuelle, son travail sur les guerres libanaises (1975-1990) et l’après-guerre à Beyrouth a été le début d’une réflexion sur l’histoire et ses récits possibles. Elle poursuit, depuis, une œuvre largement basée sur des documents d’archives et des éléments fictifs qui donne à réfléchir sur la relation entre les histoires individuelles et l’histoire collective. Elle a cofondé en 2009 avec Sandra Dagher le Beirut Art Center, espace à but non lucratif dédié à l’art contemporain au Liban. Elle a présenté son travail dans de nombreux festivals de cinéma, des expositions muséales et des biennales dont, entre autres : le Centre Pompidou à Paris, la Tate Modern à Londres, le musée d’art moderne de San Francisco, le New Museum de New York, la biennale de Sharjah, dans le pavillon libanais de la biennale de Venise en 2007… Elle a également contribué à diverses publications et compte aujourd’hui parmi les plus importantes artistes féminines du monde arabe.

Tout naît chez Lamia Joreige de l’anxiété. Cette peur qu’elle ressent de manière diffuse à l’idée d’un possible anéantissement de sa ville, Beyrouth, ou encore du délitement total de son pays, le Liban. Une angoisse qui l’amène à se plonger régulièrement dans les documents d’archives pour relire le présent à la lueur du passé…Dans une précédente installation...

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