
Yvette Achkar, la cigarette toujours au bord des lèvres. Photo d’archives « L’OLJ »
Comment peut-on dire d’Yvette Achkar qu’elle est « partie », qu’elle « n’est plus », quand tout ce qui restera d’elle, et qui sera à jamais, est à ce point prolifique, précieux et donc fondateur ? Si la peintre libanaise est certes décédée hier dimanche à l’âge de 96 ans, elle laisse indubitablement derrière elle les trésors d’une œuvre déterminante, à la fois puissante et d’une grâce troublante. Et, en tout cas, une marque profonde sur le courant abstrait dont elle a été la pionnière au Liban, sur son versant féminin. C’est en ce sens qu’Yvette est éternelle.
Yvette Achkar en 2009. Photo Michel Sayegh/archives « L’OLJ »
J’ai mieux connu et compris le travail d’Yvette Achkar, j’ai pris la mesure de son importance grâce à l’artiste Nabil Nahas, dont la mère Renée Achkar était la cousine germaine de la peintre. « Elle a été ma première inspiration, mon premier contact physique avec l’art et la peinture contemporaine, et surtout la figure de référence qui a déclenché en moi l’envie de devenir peintre », se souvient-il aujourd’hui. « On dit souvent qu’elle était l’une des pionnières de l’art abstrait au Liban, alors qu’à mon sens, elle en a été la pionnière avec Chafic Abboud. Ses toiles étaient pleines d’assurance et de couleurs, pleines des risques qu’elle n’a jamais eu peur de prendre. Physiquement, elle était aussi petite et frêle que son œuvre était forte et monumentale. Et c’est ce qui fait précisément que son travail a pris toute son ampleur avec le temps », ajoute-t-il.
C’est d’ailleurs ce physique d’oisillon tombé du nid, prolongé de toutes petites mains, qui a été au départ la malchance d’Yvette Achkar. Née à São Paolo en 1928, elle grandit au Liban où, comme elle le confiait L'Orient Le Jour en 2018, « la musique se révèle être mon amour fou » L’adolescente qui rêve de devenir pianiste se nourrit aux partitions de Chopin, Schubert ou Beethoven au sein du Conservatoire de musique libanais où ses parents l’inscrivent. Sauf que, voilà, elle s’y fait vite refouler pour cause de « petits doigts » qui, ironie absolue quand on connaît la danse de son coup de pinceau, entraveraient sa souplesse sur le clavier. Comme une tentative de se remettre de ce « gros chagrin » qui ressemble à celui des fins d’histoires d’amour pas consommées, elle prend des cours de peinture à domicile avec le professeur Fernando Manetti qui lui conseille de rejoindre l’Académie libanaise des beaux-arts où elle fera ses armes entre 1947 et 1952. Forte de ce premier diplôme, elle poursuit ses études à Paris grâce à une bourse accordée par le gouvernement français. De retour au Liban, elle présente ses toiles pour la première fois à la galerie La Licorne, en 1960, et les yeux se braquent aussitôt sur ses toiles.
Généreuse de son don et son talent
À partir de ce moment, les petits doigts qui étaient a priori la malédiction d’Achkar se transforment en l’outil de toute sa magie. Au cours de ces années formatrices, elle rencontre Chafic Abboud, Michel Basbous, Helen Khal, Jean Khalifé, qu’elle décrit comme « le noyau des précurseurs modernes de la peinture libanaise ». Mais au lieu de développer son œuvre à leurs ombres, c’est avec ces figures de l’art abstrait libanais qu’Yvette s’apprête à profondément bâtir la scène artistique moderne du Liban.
Tant et si bien que, généreuse de son don et son talent, elle enseignera la peinture à l'ALBA, et de 1966 à 1988. Un lieu d’autant plus significatif qu’elle y avait rencontré au cours de ses études un étudiant en architecture, Jean Sargologo, qu’elle avait épousé au début des années 50.
Yvette Achkar par Paul Guiragossian. Photo d’archives « L’OLJ »
Prenant de la distance de la peinture figurative de ses débuts, Yvette Achkar devient très vite l’une des figures les plus importantes de l’expressionnisme abstrait. De ses toiles, on retiendra bien sûr ces cavalcades de couleurs, parfois des lacs ternis par des teintes évaporées et parfois des volcans coulant de nuances plus énergiques. « C’est un rapport énergétique que j’ai avec la couleur. Elle est là pour transmettre un sens des émotions et de mon intériorité », avait-elle l’habitude de dire. On retiendra le temps passé, perdu et retrouvé sur ses canevas, pour celle dont la peinture relevait souvent d’une méditation ; avant que les formes ne prennent leurs formes définitives. Comme émergeant d’entre les volutes de cette cigarette qui ne quittait jamais les commissures de ses lèvres. « Devant la toile nue, il n’y a rien de fortuit, de spontané. Ensuite, il y a le vrai travail, les détails de couleurs, de matière, de toile. Tout est réfléchi. C’est pourquoi mes toiles prennent beaucoup de temps. Cela me talonne la nuit… » racontait-elle en effet dans ces pages en 2018. De ces toiles qui ont été accueillies par plus d’une cinquantaine d’expositions, entre biennales (Paris, Bagdad, Alexandrie, São Paulo), expos collectives et individuelles, on retiendra cette tension entre des coups de pinceau cotonneux, et d’autres plus saccadés, qui donnaient naissance à des paysages troubles, troublants, entre fragilité et puissance. On retiendra surtout ce sentiment d’immensité sorti d’on ne sait trop où pour celle qui, enfant, avait l’habitude de se terrer dans les coins, sur les périphéries ; submergée par l’énormité du monde qui l'entourait.
Des œuvres d’Yvette Achkar.
Et en dépit de ses doigts et ses gestes minuscules, c’est sans doute ce qui reste d’Yvette Achkar aujourd’hui : cette immensité inespérée. Georges Schéhadé lui avait d’ailleurs dit un jour cette phrase qu’elle avait gardée en mémoire : « Yvette, tu mérites une couronne. » Et on peut imaginer, aujourd’hui, le poète déposer une couronne sur la chevelure couleur argent d’Yvette Achkar….