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Culture - Exposition

Le grand retour de Rayyane Tabet

À la faveur de son installation immersive « The Return »*, Rayyane Tabet déploie avec la magie qui est la sienne un voyage, à mi-chemin entre enquête policière et paysage émotionnel, rapiéçant l’histoire d’une tête de taureau exhumée lors des fouilles du temple d’Echmoun à Saïda en juillet 1967 avant de réapparaître en 2017, dans les galeries gréco-romaines du Metropolitan Museum of Art à New York...

Le grand retour de Rayyane Tabet

Une vue de l’installation « The Return » (Le retour), Sfeir-Semler Beirut, 2023. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Sfeir-Semler Beyrouth/Hambourg

La dernière fois que nous avions rencontré Rayyane Tabet, en vue d’un portrait dans ces colonnes, c’était à l’occasion de sa précédente exposition, « Fragments », qu’accueillait la galerie Sfeir-Semler au printemps 2018. Le rendez-vous est donné à la même adresse, cinq ans plus tard, mais cette fois-ci à l’occasion de l’ouverture de sa dernière exposition solo en date, « The Return », qui marque le retour artistique libanais de Rayyane Tabet. Un retour d’autant plus émouvant, sinon troublant, que l’artiste avait quitté Beyrouth le 16 octobre 2019 en ignorant que, dès le lendemain de son départ, le monde fragile qu’il laissait au pied de son avion ne serait plus jamais le même. « Je ne suis plus revenu jusqu’en avril 2021, à cause de la pandémie qui m’avait coincé à San Francisco. Pour quelqu’un d’habité par Beyrouth comme moi, en être loin aussi longtemps, et surtout à cette période de son histoire, m’a été quelque chose de très confus et difficile. C’est comme si je m’étais éloigné de mon propre centre de gravité. Pendant un an et demi, chaque jour, lorsque je me réveillais sur le fuseau horaire de la Californie, tout s’était déjà produit, tout avait été joué au Liban, tout m’avait dépassé. Je n’étais plus dans le présent de ma ville, et tout cela a été un cycle hallucinant dont je ne me suis rendu compte qu’en rentrant au Liban, en avril 2021, et qui m’a placé dans une certaine confusion par rapport à ce que j’étais capable de montrer à Beyrouth », confie d’une seule traite Rayyane Tabet.

Rayyane Tabet, entre l’émotion et la raison. Photo Douglas Friedman

Faire face à ce lieu

« Ce retour en 2021 avait eu quelque chose d’à la fois étrange et familier, poursuit-il. C’est comme si un petit changement, presque imperceptible, avait eu lieu, mais que ce changement minuscule me paralysait complètement. En même temps, mon quotidien à San Francisco, la proximité de la nature et du Pacifique en particulier, cette idée de l’infini et du monde entier derrière moi ont déclenché en moi le besoin de faire face au Liban, faire face à ce lieu, à la faveur de ma prochaine exposition. » La genèse, à proprement dite, de « The Return » découlera ensuite d’un enchaînement de coïncidences qui viendront, une à une, se placer sous les yeux de l’artiste. En 2018, alors qu’il est invité par Ashkal Alwan à cornaquer un workshop, Rayyane Tabet emmène les étudiants au musée national où il découvre, dans ce lieu qu’il connaît parfaitement bien, dix nouvelles sculptures présentées à l’entrée, dont une tête de taureau en marbre, de 30 cm de taille, à l’arrière de laquelle figurent les informations suivantes : cet objet avait été exhumé lors des fouilles du temple d’Echmoun à Saïda en juillet 1967 (entreprises par l’archéologue français spécialiste du Proche-Orient antique Maurice Dunand), et il venait d’être rapatrié à Beyrouth. « Où était passé cet objet entre-temps, comment avait-il disparu, et surtout comment avait-il été rapatrié à Beyrouth ? Rien ne le laissait savoir.

Une vue de l’installation « The Return » (Le retour), Sfeir-Semler Beirut, 2023. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Sfeir-Semler Beyrouth/Hambourg

La question qui m’était venue à l’esprit tournait autour du concept de rapatriement, et plus précisément celle de savoir dans quelle mesure un objet peut être rapatrié quand son histoire, elle, reste perdue », se souvient l’artiste qui avait été farfouiller partout sur internet, sans rien trouver non plus. Alors, instinctivement, il avait déclenché une alerte Google en l’oubliant presque. « Fin 2021, alors que j’étais en plein dans cette sorte de crise existentielle, une notification apparaît sur mon écran et me renvoie à un document de 3 000 pages, publié par la Cour suprême de New York, qui retrace, entre autres, l’histoire de cette tête de taureau, parmi celles de plusieurs autres antiquités volées », raconte Rayyane Tabet. « Tout mon projet s’appuie sur cette seule source, à la faveur de laquelle j’ai appris que la tête de taureau, qui avait survécu pendant des millénaires, enfouie sous plusieurs mètres de terre, avait été déplacée de Saïda à Byblos au début de la guerre civile, pour ensuite disparaître pendant plus de trois décennies. Car, le plus étrange dans cette histoire, c’est que la seule période où des inconnues demeurent va de 1980 environ, lorsque la pièce est volée à Byblos par une milice libanaise, jusqu’à ce qu’elle refasse surface en 1996. En effet, celle-ci réapparaît au Colorado, aux États-Unis, avant d’être exposée dans les galeries gréco-romaines du Metropolitan Museum of Art à New York. Là, en 2017, un procès visant à déterminer son propriétaire légitime fait surface et cherche à établir si les quatre photographies prises en 1967 par l’équipe de Maurice Dunand, ainsi que les quatre autres photographies prises en 2017 par le bureau du procureur du district de Manhattan, étaient bel et bien des images de la même pièce. »

Sans titre, 2023. Structure métallique, phares de voiture, peinture émaillée bleue. 106 x 86,5 x 32 cm. Vue de l’installation « The Return », Sfeir-Semler Beirut, 2023. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Sfeir-Semler Beyrouth/Hambourg.

De l’ombre à la lumière

L’installation immersive de Rayyane Tabet se déploie justement, au propre comme au figuré, dans cet espace onirique entre les photos de la tête de taureau datant de 1967, et celles de 2017, après sa « réapparition ». Entre l’enfilade des quatre photos en noir et blanc, éclatées sur les murs de l’espace à gauche de la galerie Sfeir-Semler, et celles, en couleurs, qui recouvrent les murs de l’espace à droite de la galerie, l’artiste déroule la bobine du temps pour reconstituer la chronologie de 1967 à 2017. Au verso des images, une pléiade de documents, des photographies, des inventaires de fouilles, des rapports de police, des factures de ventes, des documents de transport, des contrats de prêt, des déclarations douanières, des coupures de magazine, des courriers électroniques, tous présentés auprès de la Cour suprême de New York dans le cadre d’une série d’enquêtes menées entre 2017 et 2021, apparaissent comme autant de sésames, de clefs, de passerelles secrètes qui font passer la tête de taureau de l’ombre à la lumière, d’un côté à l’autre de ce miroir occulte que sont l’histoire et ses failles.

Pour mémoire

Rayyane Tabet, d’une histoire personnelle à une interrogation de l’histoire

Enveloppé dans un nuage de lumière bleu, fenêtres recouvertes de film bleu et sculptures fabriquées à partir de restes de phares de voiture enduits de bleu également – en référence à la guerre des Six-Jours (juin 1967) au cours de laquelle les Libanais, pour contourner le couvre-feu, recouvraient leurs fenêtres et leurs phares de voiture de bleu –, l’espace de la galerie Sfeir-Semler, laissé au geste magique de Rayyane Tabet, se transforme en un périple à mi-chemin entre enquête policière et cartographie émotionnelle. Car, pour reprendre les mots d’Andrée Sfeir-Semler, « la force de Tabet réside dans sa faculté à nous emmener dans une autre stratosphère, en maniant à chaque fois ce couteau à double tranchant que sont le cartésien et l’émotionnel ».

Vue de l’installation « The Return », Sfeir-Semler Beyrouth, 2023. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Sfeir-Semler Beyrouth/Hambourg

De fait, et tout d’un coup, à travers ses strates d’histoire et ses vies empilées, cette tête de taureau raconte à elle seule cinquante ans de voyages, de vie et de vide. En somme, une histoire dont une large portion reste invisible, notamment à cause de la loi d’amnistie promulguée au lendemain de la fin de la guerre civile libanaise. Tout d’un coup, cette tête de taureau, qui abrite en elle quelque chose de tellement humain, devient d’une certaine manière le reflet, le double inversé de Rayyane Tabet. Celui du retour d’un enfant prodigue, qui revient faire face à ce lieu trouble qui est la maison, à l’affût sans doute d’une histoire vouée au silence…

*« The Return » de Rayyane Tabet, jusqu’au 19 août à la galerie Sfeir-Semler, Beyrouth.

La dernière fois que nous avions rencontré Rayyane Tabet, en vue d’un portrait dans ces colonnes, c’était à l’occasion de sa précédente exposition, « Fragments », qu’accueillait la galerie Sfeir-Semler au printemps 2018. Le rendez-vous est donné à la même adresse, cinq ans plus tard, mais cette fois-ci à l’occasion de l’ouverture de sa dernière exposition solo...

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