Vous êtes marraine du Festival du film libanais, quelle importance a ce festival aujourd’hui, alors que le Liban est de nouveau plongé dans la guerre ?
On a besoin, aujourd’hui plus que jamais, d’images du Liban. C’est comme si on assistait à la fin de quelque chose. Ces images sont précieuses, même si elles sont souvent faites avec des bouts de ficelle. La moindre image qui vient du Liban aujourd’hui, on la chérit. Ce festival est une fenêtre sur ce pays.
En 2002, vous avez réalisé « Aux frontières », un documentaire sur les frontières de la Palestine/Israël avec le reste du monde arabe. Comme une fenêtre aussi, mais à travers laquelle on peine à voir un pays qui se dérobe toujours.
Ce qui m’intéressait, c’était d’être à ma place et de filmer le hors champ. Notre hors champ en tant que Libanais, réfugiés palestiniens, Syriens, Jordaniens et Égyptiens. Ce pays de l’autre côté qu’on ne voit pas, qu’on fantasme, que certains maudissent et d’autres vénèrent depuis 75 ans… Ma place, c’était donc de faire le tour de ce pays hors champ en voiture, comme un road-movie tranquille aux États-Unis. De le cercler et de rencontrer tous ces gens qui le regardaient de loin, autour. Et ce qui me semblait important dans ce film, c’est d’être à ma place, comme à chaque fois que je réalise un film : toujours mettre la caméra à ma portée, à la hauteur de mes yeux. Non pas d’aller documenter quelque chose qui m’échappe. Et ma place, elle était là à regarder la Palestine/Israël. Notre obsession, depuis 75 ans.
Cette obsession de comprendre des gens qui vous ressemblent, on la découvre dès votre premier documentaire, « Seule avec la guerre » (2000, prix Albert Londres dans la catégorie audiovisuelle en 2001, Léopard d’argent au festival de Locarno en 2000).
J’ai réalisé Seule avec la guerre parce que j’étais obsédée par cette question : qu’ont fait les gens pendant la guerre ? Le taxi, qu’est-ce qu’il a fait ? Le barman, qu’est-ce qu’il a fait ? Et le boucher, qu’est-ce qu’il a fait ? Qu’est-ce qu’ils ont fait ces gens-là qui marchent dans la rue ? Je devenais paranoïaque. Et je me suis dit que c’est bien joli de juger, mais qu’est-ce que j’aurais fait, moi, si j’avais vingt ans pendant la guerre ? Est-ce que j’aurais pu tuer quelqu’un ? Alors j’ai voulu aller voir ceux qui ont tué pour voir comment ça a commencé, comment ils vivent avec et comment toute la société vit avec. Exposé quotidiennement à la violence, est-ce possible de lui échapper ? Je voulais mettre ces hommes à découvert, et pourtant aussi les comprendre, les aimer, parce que je ne sais pas filmer quelqu’un que je n’aime pas. Mais quand je suis retournée à Paris pour faire le montage, je m’en voulais tellement de les avoir compris. À tel point que pour aller au studio je ne prenais même plus le métro de peur de me jeter sur les rails. Je m’en voulais de les avoir peut-être aimés, eux qui portent cette part sombre de notre histoire. D’avoir été si proche de comprendre que je pouvais être à leur place.
Votre film « Dans les champs de bataille » (2004) raconte la violence familiale au cœur de la violence de la guerre. On a l’impression que les personnages se battent tous pour survivre. Cette lutte pour survivre est une part de vous ?
Absolument, mais je pense que c’est une chance finalement, parce que si j’avais grandi dans une famille tranquille, je n’aurais probablement pas réalisé de films. Comme le dit très bien Truffaut, c’est le souvenir de son enfance malmenée qui l’a poussé à la réinventer. Moi je voyais le monde assez noir à douze ans, et il fallait que je revienne là-dessus, que je rembobine en quelque sorte ce traumatisme d’enfance pour le réinventer. C’est ma manière de transcender les souvenirs. Je pense que ma vie n’a aucun intérêt pour les gens, ce que j’essaye aussi de faire, c’est d’ajouter de la fiction à cette expérience pour la recréer. J’ai adapté un livre d’Annie Ernaux, mais notre vision est complètement différente : là où elle cherche la précision dans le souvenir, je cherche à le transformer, l’effacer pour le recréer. Aujourd’hui, je ne me souviens plus même si l’enfance que je raconte dans le film Dans les champs de bataille était plus cruelle ou plus heureuse que la mienne. Je ne sais pas et cela me ravit, car ma vie est maintenant celle de la fille du film : j’ai figé mon souvenir à travers le film. Être cinéaste ou écrivain, c’est avoir le pouvoir de rendre le monde conforme à ses désirs. C’est quelque chose de très puissant et très euphorisant.
Votre famille dysfonctionnelle, vous la racontez aussi dans une série de vidéos intitulée « Ma famille libanaise ». En la disséquant membre par membre, on sent aussi une volonté de l’archiver, pour ensuite peut-être pouvoir la métamorphoser, la réinventer dans des fictions.
Tout mon travail est un travail d’archivage. Celui sur ma famille est aussi une manière de les sauver du temps et de la violence de nos rapports. Nous avons des rapports apaisés maintenant. Mais à 18 ans, quand je suis partie du Liban, j’étais très en colère. Et je suis partie surtout pour fuir ma famille, parce que la guerre dans la maison était encore plus intense que la guerre dans le pays. À travers cette famille que je recompose aujourd’hui dans mes essais vidéo, personnage par personnage, j’essaie de les comprendre et de les relier entre eux, de les rendre unis… À travers mes films, je recompose une famille idéale. Puis j’ai appris à les aimer. Autant je les considérais longtemps comme un problème, autant aujourd’hui je les vois comme une richesse. Ce sont des personnalités complexes, presque fictionnelles. Ils m’ont comprise et beaucoup donné. Filmer a permis cela.
Même sur ce qui est mauvais, vous conservez un regard parfois dur mais toujours aimant. Dans « Peur de rien », Lina assiste à un cours d’histoire de l’art à la fac où la professeure veut apprendre aux étudiants à « aimer le laid », parce que « le laid est lié à l’essence même de l’homme ». Il y a de ça dans vos films : dire que le monde est parfois moche, les gens souvent mauvais, mais que ça n’empêche pas d’avoir un regard aimant.
Je garde cette innocence-là – peut-être cette naïveté-là – et je la préserve : continuer à inventer tout en aimant, même ce qu’il y a de laid et de problématique. C’est peut-être aussi un côté un peu punk d’aller à contre-courant. La société libanaise est une société de surface, dans laquelle il faut taire les choses. Dans mon enfance on m’a toujours répété : « Tais-toi, ne raconte pas ce que tu vis. » Et j’en avais honte d’ailleurs. Mais je me suis vite révoltée. Je pense que non, il faut le dire, parce qu’on ne s’en sort pas sinon. C’est aussi à cause de cette honte que le pays entier n’avance pas, que nos rapports deviennent tout de suite violents. Cette honte de trahir son clan, sa religion, sa famille, de dire « je pense » au lieu de « nous pensons ». La honte que j’ai vécue enfant, j’ai décidé de l’exposer. On ne peut pas se construire si on ne défie pas ses propres démons.
Vous n’avez pas honte non plus de montrer des scènes de sexe.
C’est un peu différent. J’ai voulu montrer la beauté des corps. Ce qui est charnel n’est pas exposé au Liban. Mais même dans la cinématographie occidentale, on n’expose pas les corps arabes, parce que le monde ne les considère pas comme beaux. Alors j’ai voulu montrer qu’on est beaux, j’ai considéré que c’était mon devoir de montrer ces corps et de les filmer de la plus belle manière. Le sexe ne m’intéresse pas particulièrement, moi je ne vois pas le sexe : je filme le mouvement et la lumière sur un corps, c’est tout. Mon inspiration pour ces scènes-là n’est pas le porno, même si j’en regarde. Mon inspiration c’est la sculpture, la peinture, la danse… Je me rappelle d’ailleurs que pour Un Homme perdu, j’avais travaillé avec une actrice, Yasmine, qui vient du porno français et qui ne comprenait pas ce que je voulais. Je lui disais : « Je veux te filmer toi, pas ce que tu fais dans les autres films. » Elle me donnait pourtant tout ce qu’elle pouvait, mais ce n’était pas ça qui me touchait chez elle. Et puis un jour elle est venue me voir et m’a dit : « Mais en fait j’ai compris, tu veux pas filmer Yasmine, tu veux filmer Jamila. » C’était exactement ça. C’est elle qui m’intéressait, pas son passé dans le porno. Je veux montrer la beauté des gens. C’est la photographe Nan Goldin qui a dit : « J’estime qu’on peut permettre aux gens d’accéder à leur âme, en leur permettant de se voir tels qu’ils sont. » C’est ça que je veux, exposer leur belle âme. Et tout ce que je fais quand je filme, au fond, c’est ça.
Il y a une filiation dans votre manière de vous mettre en scène avec d’autres cinéastes libanaises comme Jocelyne Saab : vous donnez l’impression de transcender le genre, pour réussir à vous imposer, et en même temps il y a une réaffirmation de la féminité, de la sensualité.
J’aime les femmes qui disent « fuck ». Les femmes qui objectent. Elles m’inspirent, plus que les hommes. En ce moment, Rima Hassan, quand elle parle, elle est puissante. Shaden, notre standupeuse, elle est puissante. Gisèle Pélicot, elle est puissante. Et tant d’autres… connues ou inconnues, qu’elles soient pauvres ou riches. Leur force me nourrit. Mais ça ne veut pas dire que les femmes brimées, celles qui n’arrivent pas à se révolter, ne m’intéressent pas. Elles me touchent encore plus. J’ai moi aussi été harcelée, j’ai moi aussi été victime. Je considère même que toutes les femmes sont mal aimées. L’essence même des femmes, c’est qu’on est vulnérables, et nous n’avons pas d’autre choix que de nous battre. Et de nous imposer. D’affirmer encore plus notre féminité triomphante. Jocelyne Saab est d’ailleurs puissante. Elle a été malmenée dans sa vie et sous-estimée, mais sa force gît dans ses films. La puissance n’est pas de faire des entrées, d’avoir des millions… La puissance, c’est le courage de s’exposer. De ne pas avoir peur. Moi, je ne veux pas mourir en me disant qu’il y a quelque chose que je n’ai pas osé dire. Et j’ai une liste d’ennemis longue comme le bras. J’aime beaucoup les femmes qui ont une politique de la terre brûlée : autant se battre, autant tout balancer.
Vous vous êtes justement exprimée quand le Rassemblement national risquait d’accéder au pouvoir cet été en disant que « les gens qui quittent un pays aiment doublement celui qu’ils choisissent ». Cela rappelle votre film « Peur de rien » sur toutes les mains tendues à l’arrivée d’une jeune Libanaise à Paris. Entre l’idéal d’un pays fraternel et la montée de discours réactionnaires et racistes, où est-ce que vous vous situez aujourd’hui par rapport à la France ?
J’essaye de préserver ce rapport d’amour à la France, parce que j’ai choisi de vivre ici. En France, j’ai appris l’empathie, et j’ai pu me reconstruire parce que je suis tombée sur des gens généreux. C’est une chance. Mais c’est vrai que depuis, la France s’est radicalisée. Cela dit je ne connais pas beaucoup de gens réacs dans le milieu culturel, mon milieu. Et c’est comme partout dans le monde, les mauvais esprits guettent. Aux dernières élections législatives, je me suis dit que si l’extrême droite gagnait, j’aurais du mal à rester. Mais finalement la France a été à la hauteur de mes attentes. Je suis au fond optimiste et peut-être naïve, mais je ne vois pas encore la France tomber de l’autre côté. Ce jour-là, un pan entier de la société se battra.
Dans un film réalisé par Yannick Casanova sur votre travail, vous refusez le terme d’exilée. Pourquoi ?
Parce qu’il considère cela comme une souffrance, mais pour moi c’est un choix, une volonté. C’est une richesse d’avoir deux pays. J’aime ce qui est métissé. Et d’ailleurs c’est ça qui me plaît au Liban, surtout l’été avec le retour des expatriés. Il y a des gens de partout, ils sont tous différents, avec des goûts différents, des religions différentes. C’est un pays qui rassemble le monde. D’où sa beauté. Et si je dois me définir, je serais une Libanaise du monde.
Bon, le titre suffit.
21 h 11, le 20 octobre 2024