Inspirée par la guerre entre la Russie et l’Ukraine, la 18e édition du festival Hors Pistes du Centre Pompidou propose, depuis le 20 janvier et pendant un mois, différents rendez-vous, expositions, performances, tables rondes, films documentaires ou fictionnels, pour interroger les représentations de la guerre et les enjeux de la paix. « Cette année, notre service cinéma a choisi d’inviter la cinéaste française d’origine libanaise Danielle Arbid ; nous avons souhaité montrer six de ses films, qui traitent de la guerre, comme la majorité des œuvres de la première partie de sa filmographie. Nous avons fait appel à elle pour produire spécialement pour le festival un court-métrage inédit, Un tueur », précise Éva Marcovits, programmatrice cinéma de ce rendez-vous d’art contemporain attendu. « Nous avons réfléchi avec elle aux cinq autres films à projeter en regard de son corpus filmique, en mettant en valeur notamment des réalisateurs plus contemporains », poursuit la jeune femme, qui annonce que les prochains jours de la semaine seront consacrés au genre du documentaire, avant de recentrer le week-end des 28 et 29 janvier autour des œuvres de Danielle Arbid et de différents réalisateurs libanais et internationaux.
« Ce premier week-end a attiré beaucoup de monde, d’autant plus que l’événement est gratuit. Danielle Arbid a animé une discussion le 20 janvier avec l’écrivain Jonathan Littell et le photographe Antoine d’Agata. Les artistes et le public étaient tous assis autour d’une table qui évoquait celle des négociations à l’ONU, c’était un moment très fort », raconte Marcovits, en évoquant la soirée liminaire du festival au cours de laquelle a été projeté Un homme perdu, de Danielle Arbid, précédé d’Un mal sous son bras, de Marie Ward.
Samedi 21 janvier, le public a pu découvrir le film Seule avec la guerre (2000, prix Albert Londres dans la catégorie audiovisuelle en 2001, Léopard d’argent au Festival de Locarno en 2000) de la cinéaste, précédé de son court-métrage Un tueur (2023), qui met en scène un dialogue entre une journaliste, qu’elle interprète, et un ancien milicien de la guerre civile libanaise. Interrogé sur ses nombreuses victimes, il livre un discours glaçant qui pose indirectement la question du mal. Les descriptions galvanisantes qu’il livre sur sa jouissance à tuer contrastent avec une forme de lucidité qui lui fait admettre que son cœur est déjà mort, et qu’il a été dénaturé par la guerre. Le regard de la cinéaste plonge dans les racines du mal, les silences sont parfois insoutenables et le non-dit des propos est encore plus éloquent que les récits de la guerre, présentée comme un âge d’or.
« Pour Un tueur, j’ai utilisé des rushs (séquence vidéo sans aucune modification sortie directement de la caméra) du film Seule avec la guerre ; j’aurais souhaité retrouver cet homme que j’ai filmé afin d’adjoindre des images plus contemporaines à celles des années 2000, mais cela n’a pas été possible », confie la réalisatrice à qui le festival Hors Pistes a souhaité rendre hommage. « J’ai apprécié de participer à la programmation, en invitant par exemple Jonathan Littell et Antoine d’Agata pour parler de leur voyage en Ukraine sur le front, ou en organisant une lecture de Sveltana Alexievitch. J’ai également tenu à programmer le film La Commission de la vérité d’André Van In sur l’Afrique du Sud », poursuit la réalisatrice, qui a su évoquer dans Un tueur le goût de mort que véhiculent les regards, les postures et les inflexions vocales d’un tueur. « Après avoir tourné Seule avec la guerre en 2000, je suis rentrée à Paris avec son fantôme, j’avais envie de mourir », sont les derniers mots du court-métrage. D’autres films de Danielle Arbid seront projetés, comme Aux frontières (2002), Dans les champs de bataille (2004) ou Conversations de salon 1 (2004).
« Le cinéma est un espace rêvé pour la guerre »
Aujourd’hui samedi 28 janvier, c’est le film de Rania Stephan Le Champ des mots qui sera à l’honneur, alors qu’il vient de gagner le prix du meilleur film au festival de la Villa Médicis. Sa projection sera précédée d’un court-métrage de Joachim Michaux, Sur tes cendres (2021).
Après avoir tourné un premier film sélectionné dans plusieurs festivals internationaux, L’Américaine, Joachim Michaux a réalisé son second film produit de manière professionnelle, Sur tes cendres. « Ce film est parti d’une rencontre avec Yasmeen Baz à Paris ; je me suis intéressé à elle car j’ai décelé quelque chose de puissant, une forme d’ambivalence, une énergie prodigieuse se dégageait d’elle, et en même temps une fragilité palpable. On a parlé de son histoire intime et de celle de son pays, et une relation de confiance s’est établie. Je m’intéressais au Liban, notamment à ce sentiment de révolte qui grondait chez la jeunesse contemporaine », explique le jeune réalisateur français. « Lorsque Yasmeen a souhaité rejoindre la thaoura, je l’ai accompagnée, et j’ai rencontré son père Patrick. Au-delà de leur histoire familiale et intime, j’ai vu dans leur relation père-fille la confrontation de deux générations libanaises, dont les rapports sont différents avec l’héritage de la guerre civile. J’ai essayé d’entrelacer leur histoire avec celle de leur pays, en respectant leur subjectivité », explique le jeune homme, qui a été frappé par la résurgence de la violence au moment des explosions au port de Beyrouth. « Cette figure symbolique est devenue centrale dans le film, car elle incarnait tout le hors-champ de violence dont il était question dans nos échanges », poursuit celui qui a reçu le prix Tënk de la jeune création au Festival Fipadoc 2022.
Sur tes cendres a également été présenté dans différents festivals internationaux. « Mon propos est celui de Yasmeen et Patrick, je me contente de le capter, de le libérer et de le mettre en dialogue avec quelque chose de plus vaste que leur histoire personnelle. J’avais très peur d’être maladroit vis-à-vis de ma position d’étranger, mais j’ai été honoré quand Danielle Arbid m’a dit que j’avais trouvé quelque chose du Liban », conclut Joachim Michaux. « Ce fut un exercice très particulier, au fond c’est une mise à nu », confie le photographe Patrick Baz, qui sera présent après la projection du film pour rencontrer le public.
Le même soir, le dernier film de Wissam Charaf Dirty, Difficult, Dangerous sera proposé au public en sa présence. « Ce film a bien voyagé : il est passé à Venise, où il a reçu le prix Label Europa du meilleur film européen, puis à Hambourg, où il a eu une mention spéciale, à Palm Srpings où il a reçu le prix Bridging Border… Mais c’est la première fois qu’il est projeté à Paris, avant sa sortie officielle le 18 avril », explique le cinéaste, qui a choisi un titre qui mérite d’être décrypté. « Il vient d’une abréviation du ministère du Travail et des ONG, au Japon et aux États-Unis, et désigne des catégories de métier difficiles et dangereuses. Dans ce film, le thème de la guerre est abordé en hors champ, mais on en voit les conséquences sur les gens, leurs gestes… Il y a un réfugié, Ahmad, et puis un couple, qui n’a aucun endroit pour s’aimer, qui est réfugié de l’amour. Un autre personnage observe la transformation de sa main en métal, suite à un bombardement », explique Wissam Charaf. « Mon idée, c’est que la guerre corrompt même ceux qui ne l’ont pas vécue directement. Elle les dévore, comme ces éclats d’obus qui gangrènent le corps du personnage, ce qui est tiré d’une expérience dans ma propre chair. À l’âge de 8 ans, j’ai sauté sur une grenade israélienne et j’ai eu des éclats d’obus partout dans le corps », poursuit le réalisateur, selon lequel le cinéma est un espace rêvé pour la guerre. « On peut la recréer en son et lumière, en images, on peut la documenter, ou la transformer en fiction, à la Spielberg. On peut la traiter en hors champ, en contre-champ, par des regards, des gestes… On peut imposer une infinité de visions personnelles de la guerre au cinéma, contrairement au livre où on n’impose rien, le lecteur crée ses propres images », conclut celui dont le nouveau film sera également projeté au Liban au printemps.
La programmation pointue du festival Hors Pistes, qui s’adresse à un public varié d’experts, d’habitués et de curieux et s’étend jusqu’au 19 février, est disponible sur le site du Centre Pompidou.
L'OLJ et des partenaires ainsi que des lecteurs intéressés pourraient prendre l'initiative de produire annuellement, ou tout les 3 ans, un livret documentant, avec illustrations, autant que possible, toutes les activités artistiques des libanais de la diaspora... ce serait une façon d'immortaliser et de revitaliser l'esprit de ce peuple ...
21 h 44, le 28 janvier 2023