Une page tournée, une opportunité d’aller en avant : à peine annoncée l’élimination de Yahya Sinouar, et comme ce fut le cas pour celle de Hassan Nasrallah, tel est l’angélique refrain entonné à l’unisson dans nombre de capitales de par le monde, et non des moindres. Ainsi veut-on y voir une possibilité d’accord sur une trêve à Gaza et la libération des otages retenus par le Hamas ; les plus confiants, tel le président Joe Biden, vont même jusqu’à évoquer le radieux jour d’après qui offrirait enfin un avenir meilleur aux Israéliens comme aux Palestiniens.
Tous ces vœux pieux, c’est ironiquement le Premier ministre d’Israël qui a vite entrepris de les tempérer en affirmant que la mort de l’architecte de l’opération Déluge d’al-Aqsa n’est pas la fin de la guerre mais le début de la fin. Cette formule, le ministre français des A.E. a cru y déceler une encourageante inflexion dans la rhétorique de Benjamin Netanyahu, du moment que ce dernier envisage tout de même (ô prodige !) un épilogue à l’interminable boucherie de Gaza. Aller en avant, aller de l’avant : il est clair pourtant qu’aux yeux du forcené, le beau slogan ne vaut, jusqu’à nouvel ordre, que pour ses avions et ses tanks. Mais la suite, c’est-à-dire l’avenir de ce territoire cuit et recuit par les bombes, les transferts de population et la colonisation réclamés par les fous de Jéhovah membres de son gouvernement, Netanyahu lui-même la connaît-il seulement ? Et quels nouveaux désastres, quels ravages de la famine attend donc la communauté internationale pour mettre sérieusement, effectivement, la pression sur Netanyahu ?
Bien avant la liquidation de Sinouar, n’a-t-elle pas eu plus de 42 000 opportunités de s’y atteler sérieusement, une pour chaque vie humaine sacrifiée à Gaza ?
Le monde paraît convaincu qu’en Palestine comme au Liban, la paix et la guerre tiennent en somme à l’existence ou la disparition d’un homme, un seul. La désillusion risque de s’avérer amère. Ainsi, et malgré le coup sévère que fut la perte de son chef, le Hamas se refusait hier à toute libération des otages avant la fin de l’offensive israélienne. De son vivant déjà, Yahya Sinouar, avec ses 22 ans passés dans les geôles israéliennes, était un héros pour les siens. Il n’a pas péri écrasé par des tonnes de béton dans quelque bunker, mais résistant jusqu’au bout à une patrouille de routine, apparemment blessé mais ne finissant par tomber qu’après l’intervention d’un char appelé à la rescousse. De l’implacable personnage la longue traque israélienne a fait en somme une véritable légende, et on sait combien les légendes ont la vie dure en Orient. L’exemple ne pourra peut-être qu’attiser les haines ; que nourrir la spirale de violence et de soif de vengeance ; que perpétuer la vieille spirale de terrorisme et de terrorisme d’État.
Non moins insensée est la situation dans notre pays après l’assassinat, fin août, de Hassan Nasrallah. Le chef historique du Hezbollah demeure sans successeur désigné, ce qui porte à croire que ses parrains iraniens ont carrément pris les choses en main, non seulement au niveau du commandement de la milice mais aussi sur le terrain. Vraisemblablement supervisés par les gardiens de la révolution, les tirs en direction d’Israël ont nettement gagné en intensité, en précision, en efficacité, le tout sans égard bien évidemment pour le coût exorbitant en vies et en destructions qui en résulte pour le Liban. C’est toutefois sur la scène politique et diplomatique que Téhéran se manifeste désormais avec le plus d’ostentation. Débarquant début octobre, le chef de la diplomatie iranienne Abbas Araghchi oubliait toute réserve diplomatique en prônant la poursuite de la guerre en solidarité avec le Hamas alors même que les autorités légales venaient de se prononcer, au contraire, pour un cessez-le-feu urgent. Le suivait peu après le président du Majlis iranien qui cautionnait tout arrêt des hostilités dont les détails seraient agréés aussi bien par le Hezbollah. Bien qu’ancien pilote de guerre, Mohammad Ghalibaf perdait cependant le cap en confiant au parisien Le Figaro la disposition de son pays à négocier avec la France les modalités d’application de la résolution 1701 dont le Liban demande la réactivation.
Inattendue, pour ne pas dire inespérée, était la réaction du Liban officiel aux outrancières libertés que s’octroie la République islamique. Flagrante ingérence, inacceptable tutelle, rejet de tout nouveau mandat sur le pays : le Premier ministre sortant Nagib Mikati n’a pas eu de mots trop durs pour dénoncer l’abus, et il a fait convoquer aux Affaires étrangères le chargé d’affaires iranien pour qu’il lui soit remis une protestation en règle. Mais fidèle à la funeste tradition, l’État demeure invariablement en retard d’une guerre : aussi bien sur le front du Sud où il s’est trop longtemps conduit en impuissant spectateur que face à la mainmise iranienne sur nos affaires. Si l’ambiguïté sur ce dernier point semble enfin levée, reste celle qui n’a pas encore fini d’entourer le surréel triangle enserrant notre pays. On y voit en effet œuvrer de concert à un cessez-le-feu Mikati et le président de l’Assemblée Nabih Berry, allié du Hezbollah. Ils affirment tous deux avoir en poche l’agrément de la milice pro-iranienne. Voilà pourtant qui est contredit par les harangues guerrières d’un cheikh Naïm Kassem, et encore plus par les outrances du sponsor iranien.
Qui dit vrai, qui n’ose encore le faire et qui prêche la faux, dans cette surréelle partie de poker menteur où se joue, hors de toute volonté populaire, le sort de tout un pays ?
Issa GORAIEB