Ce ne sont que des ombres qui vont et viennent sur la place des Martyrs, dans le centre-ville de Beyrouth. Julia et ses deux enfants attendent en silence dans une ambulance. Elle a fui Bourj Brajné, dans la banlieue. À quatre sur une moto, ils ont roulé comme des fous, encore secoués par la frappe massive qui s’est abattue contre la capitale en début de soirée. Des membres d’une association tentent de leur trouver un toit pour le nuit. « Où est l’État ? Ça fait des mois qu’ils sont censés se préparer à l’escalade, peste le responsable. Peu m’importe qui a été tué ce soir, pour moi ce qui compte là maintenant, ce sont ces deux gosses qui n’ont rien demandé. » Vendredi, un peu avant 18h30, l’armée israélienne a mené une frappe massive contre la banlieue sud de Beyrouth, visant le centre de commandement du Hezbollah où se trouvait le secrétaire général du parti Hassan Nasrallah. L’attaque aurait fait plusieurs centaines de morts selon les estimations de l’armée israélienne, mais le sort de Hassan Nasrallah était toujours inconnu plusieurs heures après la frappe.
Dans la demi-heure qui a suivi l’attaque, les rumeurs se sont propagées comme une traînée de poudre. Et si Hassan Nasrallah était mort ? Un peu plus loin, sous le poing de la révolution, symbole de la révolte populaire en octobre 2019 contre la classe dirigeante libanaise, ils sont des dizaines à ne pas savoir où ils passeront la nuit. « Nasrallah n’est pas mort. Si sa mort est confirmée, il n’y aura plus de sécurité au Liban. Tout le pays sera en guerre, pas uniquement les chiites », tente de se convaincre Youssef Ala’eddine, originaire de Majdel Selm (Marjeyoun). À ses côtés, une petite fille se cache les yeux. « Il n’est pas mort, il n’est pas mort », dit-elle. « Si c’est le cas, tu pourras dire bye-bye au Liban... », reprend Youssef.
Fatmé*, une mère de neuf enfants assise à même le sol, acquiesce. « Les plus grands sont restés à la maison pour ne pas qu’on nous vole. On a juste pris les petits. Le minivan a demandé 100 000 livres libanaises (environ 1 dollar) par personne. Mais nous n’avons plus de quoi payer », raconte-t-elle en pleurant. Puis d’ajouter : « La guerre doit cesser. Ce sont nos enfants qui en paient le prix. »
« Le Liban ne sera pas comme Gaza »
À Mar Mikhaël, seules quelques âmes errent dans la rue commerçante. Vendredi soir, les bars sont vides, fermés pour la plupart. Les lumières sont éteintes, les rues plongées dans le noir. « Après le 4-Août, on ne ressent plus rien », dit un musicien passant par là. Devant une buvette, un homme se présente comme un livreur, résidant à Hay el-Solom, dans la banlieue sud de Beyrouth. « Je ne suis pas parti car je n’en ai pas les moyens. Bien sûr que j’ai peur… »
De l’autre côté de la ville, la rue commerçante de Hamra est plutôt animée, mais personne ne se parle. Tout le monde a les yeux rivés sur son téléphone. « Cette frappe m’a complètement effrayé. J’essaie de voir si Hassan Nasrallah est mort ou pas », dit un agent de sécurité. « Cela ne changera rien s’il meurt. Il sera remplacé », estime-t-il toutefois.
Les cafés et les restaurants sont à moitié pleins. Trois femmes, déplacées de la Békaa, mangent du poulet et des frites. « Je n’ai pas eu peur de la frappe aujourd’hui. J’ai vécu pire lundi dans la Békaa », affirme Farah, traductrice de 25 ans, originaire de Taraya (Békaa). « Ce qui nous inquiète, c’est l’état de Hassan Nasrallah. Nous espérons qu’il n’est pas mort… » poursuit-elle. « Le Liban ne sera pas comme Gaza car la résistance est présente. Elle est plus forte que celle du Hamas », estime de son côté son amie.
Sur la route, trois jeunes commis de cuisine marchent avec leur sac à dos. Leur patron leur a dit de rentrer chez eux. Où ? « Au Akkar », disent-ils en chœur.
« Le sayyed, c’est mon âme »
Dans le lycée libano-français Abdel Kader du quartier al-Zarif, la cour de récréation est noire de monde. Certains fument le narguilé. D’autres se réunissent comme si de rien n’était. Lundi, Imane a fui Kherbet Selem, dans le Liban-Sud. « J’ai mis 14 heures pour arriver jusqu’à Beyrouth. » Mais c’est la frappe de Dahyé qui l’a encore plus secouée. « Ça n’avait rien à voir. C’était encore plus fort, plus dur », assure-t-elle. « Mais peu importe le prix de cette guerre, nous sortirons victorieux. Le sayyed, c’est mon âme. Mais s’il meurt, cent sayyeds viendront à sa place », dit celle dont les trois fils ont été blessés « pour la cause » lors de la guerre de juillet 2006 et de la guerre en Syrie. Près d’elle, Zahra, la soixantaine, a attendu cette nuit pour fuir son appartement dans la banlieue sud de Beyrouth. « Aujourd’hui, c’était trop. Après ça, impossible de rester… J’ai peur que le sayyed soit mort. Il est tout pour nous. Sans lui, nous ne sommes rien. »
Dans une autre salle de classe, une famille de Beit Lif sursaute lorsqu’un gamin ouvre la porte et hurle : « Vous avez entendu ? » « Quoi ? » disent-ils en chœur. « Rien du tout », blague-t-il. Soulagement. « Nous mourrons tous si le sayyed est mort », lâche une mère d'un combattant du Hezbollah, tué un mois plus tôt. Près d’elle, son cousin Ali* roulait dans le quartier lorsque la frappe de 18h30 a eu lieu. Il décrit une scène de panique, des gens qui tentent de sortir de la fumée en courant dans tous les sens. « Nous ne voulons pas de cette guerre. Qu’ils trouvent une solution et que l’on rentre chez nous », dit-il, avant de se ressaisir. « La résistance va être victorieuse. Même si le Liban devient Gaza, on ne rendra pas les armes. »
Peu après 23h, le porte-parole arabophone de l’armée israélienne Avichay Adraee a émis sur X de nouveaux ordres d’évacuation aux habitants de la banlieue sud se trouvant, selon lui, à proximité d’immeubles où le Hezbollah stockerait des missiles. « Pour votre sécurité et celle de vos proches, vous êtes tenus d’évacuer immédiatement ces bâtiments et de vous en éloigner d’au moins 500 mètres », a-t-il indiqué. Environ une heure plus tard, une pluie de bombes déferlait sur la banlieue sud...
* Les prénoms ont été changés.
Bye Bye à ceux qui disent Bye Bye !
13 h 34, le 29 septembre 2024