Depuis des années maintenant, la transition numérique s’opère au quotidien au sein de L’Orient-Le Jour, notamment avec des professionnels du numérique dans le domaine des médias, comme Ludovic Blécher, fondateur du cabinet de conseil IDation, qui accompagne depuis plusieurs années L’Orient-Le Jour en qualité de membre du conseil d’administration du groupe. Ancien responsable de l’innovation et des relations avec l’écosystème de la presse chez Google, il a auparavant été membre du Conseil national du numérique français et à la tête du Fonds pour l’innovation numérique de la presse. Journaliste, il a également occupé le poste de rédacteur en chef à Libération. Depuis quelques années, il se concentre sur l’écosystème numérique dans le domaine de la presse et des médias, poussant la recherche et la réflexion sur de meilleures pratiques à adopter par les professionnels de l’information à l’ère du numérique en général, et à celle de l’intelligence artificielle en particulier.
L’intelligence artificielle (IA) est en passe de transformer le monde du journalisme et de l’information. En quoi est-ce une opportunité ou un danger pour les médias ?
Le questionnement autour de l’IA agite profondément, et à juste titre, le monde du journalisme et des médias. Face à une technologie au potentiel de bouleversement extrêmement puissant, il faut prendre de la distance et se garder de toute conclusion hâtive ou exagération quant au mythe d’une IA qui remplacerait les professionnels de l’information ou, à l’inverse, quant à sa capacité à apporter des recettes miracles. Nous avons déjà vécu ce type d’excès. L’IA me rappelle l’arrivée de l’iPad : la presse regardait ce support comme celui qui sauverait les médias, remplaçant le papier par le PDF. Il n’aura été « qu’une » opportunité parmi d’autres.Certains redoutent, aujourd’hui, que l’IA ne remplace les journalistes. Elle ne détruira ni ne sauvera la presse ; elle oblige en revanche à s’interroger encore plus en profondeur sur le sens du métier de journaliste et le rôle d’un média. Elle impose de se renouveler sur nos façons de monétiser l’information, sur notre offre éditoriale et l’exigence de notre production.
Aujourd’hui, il y a un véritable emballement principalement autour de l’IA générative (celle capable, notamment, de produire textes, images ou encore vidéos et audio en réponse à une requête, NDLR). Mais comme toutes les bulles, elle finira par exploser pour permettre une appréhension plus mature de ces technologies. De ce point de vue, il est toujours utile de rappeler que l’IA, ce n’est pas nouveau. Déjà en 1970, l’un des pères de l’IA, le grand informaticien Marvin Lee Minsky, estimait dans Life Magazine que « d’ici trois à huit ans, nous disposerons d’une machine dotée de l’intelligence générale d’un être humain moyen ». Près de 55 ans plus tard, nous en sommes encore très loin. Néanmoins, qu’il s’agisse d’outils de distribution de contenus, de marketing ou de production de textes, d’images, de vidéos, d’audios ou de capacités à analyser et automatiser les traitements d’énorme flux de données, l’IA, et plus particulièrement l’IA générative, est la technologie avec le plus gros potentiel de perturbation et d’innovation de ces 25 dernières années. Les médias doivent appréhender ces technologies, apprendre à s’en servir et les intégrer dans leur fonctionnement pour gagner en efficacité et se concentrer sur l’essentiel : la production d’un journalisme qui, par sa qualité, rencontre l’adhésion de son lectorat cible. Ils ont aussi un rôle pédagogique pour éclairer le grand public aux questions fondamentales, et notamment éthiques, autour de l’IA.
Depuis des années, les médias sont confrontés à une érosion de la confiance du public. L’IA risque-t-elle d’aggraver le phénomène ? Comment les médias peuvent-ils y réagir ?
La question de la confiance est la plus fondamentale : c’est le plus dur à gagner, mais c’est aussi ce qui se détruit le plus rapidement. Il existe un risque d’entamer la confiance entre un média et ses lecteurs en confiant trop de tâches à l’IA alors même que ce qui fait la force ultime du journalisme est sa capacité à générer une relation de confiance. Les rendus en matière d’utilisation de l’IA générative sont parfois très approximatifs et obligent à un important travail de vérification qui peut prendre davantage de temps que de produire le contenu lui-même. L’IA propose des rendus bluffants au premier abord, mais quand on rentre dans le détail, il y a beaucoup de déconvenues, au-delà des fameuses hallucinations, les approximations ou contre-sens sont légion. Or toute la force du journalisme réside dans l’expertise, la profondeur, l’interprétation des faits, la capacité à donner du sens, à surprendre, bref à produire de la complexité. C’est tout le contraire d’une IA qui effectue des tâches complexes de façon mécanique sans se poser de questions de fond mais en se basant, pour simplifier à l’extrême, sur la probabilité d’avoir la bonne réponse dans un format qui sonne juste. La question devient alors : où l’IA peut-elle être utile en termes de gain de temps ? L’IA doit être pensée comme un maillon technologique à insérer aux bons endroits dans la chaîne de production journalistique. Il faut la concevoir comme un assistant et non pas comme un remplaçant.
Plusieurs grands médias comme « Le Monde » ont signé des accords avec OpenAI. Ceux-ci consistent à donner accès à leur contenu en ligne pour nourrir les modèles contre une plus grande visibilité dans les moteurs de recherches. Quel impact peuvent avoir ces accords sur le secteur des médias ?
Les accords signés par un seul média, parfois au détriment d’un secteur tout entier, risquent de mettre à mal la diversité. Une entreprise de presse ne peut pas vivre en dehors d’un écosystème. Aujourd’hui, on voit, d’un côté, des médias engager des accords commerciaux avec les grands acteurs technologiques de l’IA et, de l’autre, des acteurs qui se lancent, individuellement ou collectivement, dans des démarches de poursuites judiciaires longues et coûteuses. Il y a un juste milieu à trouver pour le secteur, qui passe nécessairement par la négociation afin de rappeler aux grands acteurs technologiques leur devoir de responsabilité, quitte à passer par la loi. Avec l’IA, les règles du jeu ont changé, car si des entreprises comme Google pouvaient, à juste titre, faire valoir que la valeur résidait jusqu’ici dans le trafic et l’audience apportés aux médias, cette fois le contenu produit par les journalistes est capté pour nourrir les modèles d’IA sans rien en échange. Dès lors, il faut que le secteur s’organise pour obtenir une répartition juste de la valeur de la part de ces grands acteurs, tout en sauvegardant la diversité de l’offre éditoriale. Il s’agit d’un enjeu complexe, mais crucial, qui devrait obliger le secteur à faire front commun autant que possible aux niveaux national et international.
Il y a urgence à trouver un moyen de rémunérer l’extraction des contenus et de l’intelligence produite par les journalistes. Plus on mettra du temps à trouver une mécanique juste de répartition de la valeur, plus les entreprises de la tech feront ce qu’elles excellent à faire : gagner du temps pour générer de la croissance et concevoir des applications dont on ne peut plus se défaire ou sur lesquelles il n’est plus possible de légiférer intelligemment.
Parce que l’IA se nourrit d’informations et d’images existantes, mais aussi de la production en ligne qui vient essentiellement de l’hémisphère nord, elle se nourrit aussi de nos propres clichés et perceptions. Qu’est-ce que cela révèle de notre traitement de l’information, en tant que médias ?
Est-ce que cela révèle quelque chose de notre traitement de l’information ou bien d’une hégémonie culturelle qui gomme la diversité et efface la complexité des représentations ? On constate aujourd’hui un nivellement culturel car, bien souvent, les modèles d’IA actuels ne sont pas nourris par la diversité. À l’inverse, l’IA peut être une opportunité pour pousser à faire émerger de la diversité culturelle : cela dépendra aussi de comment on entraîne les modèles, de comment on les nourrit.
De la production d’images aux deepfakes qui créent de toutes pièces des « preuves visuelles » et brouillent la piste des sources… L’IA aggrave-t-elle la désinformation et la diffusion de fake news ? En tant que consommateur, comment s’en prémunir ?
Indiscutablement, l’IA aggrave ce phénomène. Avec le temps, il sera de plus en plus difficile de la déceler : elle défie le journalisme plus que jamais. Le caractère artisanal du métier de journaliste est l’opportunité : c’est avec son rôle d’éclairage, de pédagogie et de formation de l’esprit qu’on donne aux lecteurs les outils pour se prémunir des risques posés par l’usage de l’IA. Le journaliste doit être un agent certificateur qui accroît la confiance. Pour cela, les lecteurs seront prêts à payer car ils auront plus que jamais besoin d’un tiers de confiance ; sans quoi, il n’existe pas d’équilibre démocratique.