Sur le toit de Libération, rue Béranger à Paris, Nayla de Freige, directrice de L’Orient-Le Jour, et Ghassan Khneisser, son directeur technique, fument une cigarette avec Ludovic Blecher, rédacteur en chef du numérique pour le quotidien français. Nous sommes en 2010, et les deux responsables du quotidien libanais, alors bientôt nonagénaire, font le tour des rédactions françaises déjà bien installées dans le numérique. À leurs questions sur les outils numériques, Ludovic Blecher répond par d’autres sur leur stratégie. Ce sera une très longue cigarette.
C’est sur ce toit qu’une alliance s’est formée entre les trois, donnant l’impulsion pour l’instauration d’une équipe web reconnue en tant que telle à L’OLJ avec, à sa tête, Émilie Sueur, aujourd’hui directrice du développement numérique. Mais si, alors, la transition numérique de la rédaction peut véritablement s’enclencher, c’est parce que les fondations du numérique à L’OLJ avaient été posées dès 1997, et ce malgré bien des obstacles. « Il y avait de nombreux défis et beaucoup de résistance au sein de la rédaction. Certains pensaient que c’était une mode qui allait passer », se souvient Rita Sassine, première véritable journaliste web du groupe.
De toute évidence, ce n’était pas une simple mode. Si L’Orient-Le Jour fête aujourd’hui ses cent ans, c’est bien parce que la rédaction a su se réinventer et prendre la vague du numérique.
1997 à Y2K : les bases techniques
En 1995, Le Monde inaugure son premier site web, suivi par le New York Times en 1996. C’est en 1997 que L’OLJ lance son propre site. Au menu : une version PDF du journal, quelques rubriques-clés et le fameux carnet, avec ses faire-part de naissance, de mariage et surtout de décès.
« Je copiais les contenus sélectionnés du journal papier, chaque matin à 5 heures, souvent au retour d’une soirée », raconte Ghassan Khneisser, alors embauché pour s’occuper des « bases techniques » et désormais PDG de Whitebeard, société informatique qu’il a montée en 2011 et qui demeure le partenaire technique de L’OLJ.
À l’aube de l’an 2000, Nayla de Freige prend les rênes du journal. Abdo Chakhtoura, alors rédacteur en chef adjoint, était l’un des rares, à la rédaction, à croire au numérique. Le trio de Freige, Chakhtoura et Khneisser bâtit les fondations numériques de L’OLJ. « Notre première motivation n’était pas financière, explique Nayla de Freige, actuelle PDG du groupe L’Orient-Le Jour. Nous cherchions avant tout à exploiter ce nouveau média qu’est internet pour atteindre la diaspora et élargir notre audience. L’objectif était de diffuser nos valeurs à un public plus large. »
Une fois les archives numérisées en ligne, on rend le carnet payant. À l’époque, les penseurs du numérique prônent majoritairement le tout gratuit. Et c’est devant une assistance médusée que, lors d’une conférence sur les médias numériques à Paris, Nayla de Freige explique : « L’on a coutume de dire que si l’on n’est pas annoncé mort dans L’Orient-Le Jour, on n’est pas mort. » Même « la diaspora libanaise était attachée à ce carnet », ajoute-t-elle aujourd’hui.
Nouveau millénaire : l’expérimentation
Au début du nouveau millénaire, la vague internet déferle sur le monde et remet déjà en question la manière de travailler des médias. À une époque marquée par l’essor des forums numériques, L’OLJ lance, en 2005, son premier espace « Commentaires » où peuvent s’exprimer les lecteurs, suivi de près par la mise en place d’un vrai « paywall », ce mur virtuel qui permet de monétiser des contenus choisis et donc d’établir un vrai système d’abonnement payant en ligne. En 2009, L’OLJ lance ses petites annonces en ligne, ses alertes SMS et ses applications mobiles. Au moment de la cigarette sur le toit de Libé, la base est donc là. Il faut désormais construire la stratégie, et donc une équipe dédiée.
Un an plus tard, L’OLJ crée sa rédaction « web », composée de journalistes et d’une vidéaste. Puis, en 2012, Hanaa Jabbour est embauchée pour mettre en place une structure de marketing numérique.
« En 2011, nous étions les premiers au Moyen-Orient à développer une application Windows Phone », raconte Rudy Zeinoun, directeur technique de Whitebeard et premier associé de Ghassan Khneisser à L’OLJ en 2007. « Ce système créé par Windows à l’époque n’a pas survécu, mais déjà à l’époque, nous expérimentions continuellement les nouvelles technologies. Nous n’attendions pas qu’une plateforme devienne populaire pour l’adopter », explique-t-il.
En 2016, l’élection de Donald Trump est couverte en continu et en temps réel sur le site de L’OLJ.
Les années de crise : le coup d’accélérateur
À la rédaction de L’OLJ, il y avait donc ces nouvelles recrues, fortes de leurs compétences et de leur passion pour le web. Et puis, il y avait les autres. « À l’époque, la rédaction avait peur. Elle ne saisissait pas l’utilité de la numérisation et redoutait ses conséquences », à commencer par une cannibalisation du papier, explique Nayla de Freige. Et pour cause : la numérisation d’un journal impliquait de faire évoluer les pratiques et de penser la production selon différentes temporalités. « Lorsque la direction prenait des décisions concernant le numérique, elles étaient souvent mal reçues par la rédaction », se souvient Hanaa Jabbour. « Les défis que le numérique impose à notre profession de journaliste sont énormes. Et pourtant, nous avons réussi à les surmonter un par un », déclare Élie Fayad, corédacteur en chef du journal depuis 2019. Ce qui a permis à L’OLJ d’être prêt, souvent, pour embrasser les évolutions du monde des médias, du Liban et du monde en général.
Face à la baisse naturelle du lectorat francophone au Liban, le site web a permis d’atteindre la diaspora et de construire des ponts avec elle. Lorsque la publicité en ligne s’est effondrée en 2010, happée par les géants du web, dits Gafam, L’OLJ disposait déjà d’un modèle économique basé sur les abonnements en ligne. En 2019, quand la crise a frappé le Liban et que la monnaie s’est effondrée, ce sont les abonnés de la diaspora qui ont permis à L’OLJ non seulement de tenir, mais de continuer de se développer ; en 2021, sous l’impulsion de Michel Helou qui avait pris la direction du journal en 2015, L’OLJ lance L’Orient Today, sa publication en anglais.
En 2022, nouvelle étape de la transformation numérique : une direction dédiée, visant à pousser plus encore et penser le développement numérique, en coordination avec la rédaction et le marketing, est créée et confiée à Émilie Sueur, ancienne rédactrice en chef. « Aujourd’hui, L’Orient-Le Jour est avant tout un média numérique, présent sur divers supports, et qui a une version papier. Ce n’est plus un journal papier qui a des extensions numériques », souligne Ludovic Blecher, membre du conseil d’administration. Preuve de cette transformation : depuis le 7 octobre 2023, la rédaction couvre chaque jour, en direct, en continu et en deux langues, la guerre à Gaza et au Liban-Sud. On est bien loin de ce que certains appelaient la gazette d’Achrafieh.
Vers le futur : l’artisanat et l’intelligence artificielle
Si L’OLJ a embrassé le numérique, il ne s’est ni dématérialisé ni déshumanisé pour autant, gardant un rapport parfois presque artisanal avec le travail et le lectorat. Car L’Orient-Le Jour reste une sorte de communauté, qui grandit grâce au numérique. « Le service clients est toujours au téléphone avec nos lecteurs et abonnés. Le contact humain personnalisé est vital pour nous », confie Nicole Karkour, qui a succédé à Hanaa Jabour à la direction du marketing.
Un travail de fourmi qui s’est révélé essentiel à la survie de L’OLJ. « Nous avons échappé à l’enfermement dans une bulle, Achrafieh ou autre, parce que nous avons su saisir le tournant du numérique », affirme Émilie Sueur. « Le numérique est formidable, car il ouvre tant de possibles et de mondes, mais c’est aussi un outil qui nous interroge en continu. Sur la manière de raconter le Liban et la région, pour commencer, à un lectorat bombardé d’informations et éparpillé aux quatre coins du monde », poursuit-elle. « À un moment, une remise en question et un changement éditorial étaient nécessaires pour le journal. Le moteur de cette remise en question a été le numérique qui nous a obligés à adopter des approches innovantes et créatives pour atteindre un lectorat qui s’était développé et dispersé à travers le monde », renchérit Rita Sassine, désormais rédactrice en chef adjointe.
Aujourd’hui, face à l’essor de l’intelligence artificielle (IA), L’OLJ, comme le reste des médias, est appelé à relever de nouveaux défis. Comment tirer le meilleur de cette révolution tout en protégeant l’essence du métier ? « L’IA aura un rôle d’assistance dans le flux du travail. L’OLJ la teste déjà d’ailleurs. Mais la presse restera parmi les 2 % où l’on cherche la précision, la qualité, la singularité… » estime Ludovic Blecher.
Adaptation et exploration : tels sont, finalement, les deux moteurs de notre développement. « Cela fait cent ans que L’OLJ danse. Les pieds solidement ancrés dans le socle de ses valeurs et de ses combats, L’OLJ danse avec l’histoire, les crises, l’évolution du monde et le tourbillon des développements technologiques. Il peut arriver que la danse soit plus ou moins fluide, mais l’essentiel est que nous dansions… » conclut Émilie Sueur.