Entourée des musiciens de son Beyrouth Express Quintet, la gracile brune aux longs cheveux noirs a emporté jeudi dernier son auditoire du festival Jazz sous les étoiles (qui s’est déroulé du 5 au 8 septembre à Saint-Luc, village suisse du canton du Valais) dans un jazz métissé, trilingue et voyageur. Un « jazz arabe » entre autres qui, à travers des reprises d’Asmahan (Inta hataerfe Inta), de Feyrouz (A3tini al-Naya) ou encore de Marcel Khalifé (Asfour, Nami), mais aussi d’airs de sa propre composition, raconte son émouvante histoire. Celle d’une jeune femme dont la quête identitaire se manifestera autant dans sa vocation de chanteuse que dans sa détermination à partir à la recherche de ses racines libanaises.
Née à Beyrouth…
Née à Beyrouth en 1984, Dida Guigan est adoptée voilà très exactement 40 ans, alors qu’elle avait « dix jours à peine », par un couple franco-suisse. Avec ses deux frères et sa sœur adoptifs, tous Libanais mais tous de mères différentes, elle grandit auprès de parents pleins d’affection. « Mon père qui avait connu le Liban d’avant-guerre en était tombé amoureux. Il nous a élevés dans l’amour de ce pays. On a toujours été bercé par la musique arabe, la voix de Feyrouz en particulier, et on a toujours mangé des plats libanais », se souvient la chanteuse qui dit avoir ressenti très jeune l’appel des racines. « Bien qu’ayant eu une enfance sans problèmes, j’avais besoin de connaître le contexte de ma naissance et l’identité de mes parents biologiques. »
« Comme si mon corps retrouvait sa terre ! »
C’est à ses dix-huit ans qu’elle découvrira son pays de naissance, lors d’un voyage en famille accompli à sa demande expresse. « La charge émotionnelle de ce premier contact avec mon pays originel a été intense. Dès que j’y ai mis les pieds, j’ai ressenti un tremblement de tout mon être, comme si mon corps revenait à sa terre. J’ai aussitôt su que j’allais y revenir. Seule. C’était une évidence. »
Elle y fera à plusieurs reprises de courts séjours avec l’espoir de retrouver sa mère et sa famille biologique, sans succès. Le sujet des adoptions durant la guerre reste tabou au Liban, et c’est avec beaucoup de difficultés qu’elle arrive à avoir accès à son dossier de naissance dans un hôpital d’Achrafieh. Elle aura confirmation du nom de sa génitrice et de l’adresse à l’époque de celle-ci. Mais le temps s’étant écoulé et la famille ayant déserté le quartier, les recherches de Dida n’aboutiront à rien. Déçue, elle abandonne sa quête identitaire. Et, après avoir décroché un master en sciences sociales – pour répondre aux attentes de ses parents adoptifs –, elle se tourne résolument vers l’accomplissement de son autre grand rêve : être chanteuse. Elle s’inscrit, à cet effet, à la Haute École de musique de Berne, où sa voix au grain singulier, plutôt feutré, lui vaut d’être dirigée vers le registre jazzy. Ce seront ses études musicales qui, par l’un de ces revirements imprévus du destin, paveront, paradoxalement, la voie de son vrai retour au Liban et de ses retrouvailles avec sa mère naturelle.
Car c’est une remarque anodine de son professeur de composition, qui lui demande un jour pourquoi elle ne chante pas en arabe puisqu’elle est d’origine libanaise, qui fera tout basculer. « Cette question m’a laissée sans voix. Je suis restée deux jours enfermée dans ma chambre à ruminer mes pensées, suite à quoi j’ai pris la décision d’aller m’installer plusieurs mois d’affilée au Liban pour renouer vraiment avec ma libanité. »
Partie 6 mois, elle y restera 4 ans. De 2010 à 2014, Dida s’immerge dans l’apprentissage de la langue, de la musique et du chant arabe, tout en travaillant auprès d’ONG internationales engagées dans des causes éducatives, au Sud-Liban notamment.
« J’ai découvert que cette force de vie qui m’a toujours portée et qui faisait ma singularité me venait du Liban. Et qu’au-delà de ma mère, c’était une culture, qui me manquait intrinsèquement, que j’étais partie chercher », confie-t-elle à L’OLJ. « D’ailleurs, dès que j’ai chanté en arabe, j’ai ressenti la même émotion, le même tremblement de tout mon être qu’à mon arrivée la première fois. Même ma voix qui ne s’accorde pas à tous les registres a épousé naturellement les orientaux », ajoute celle qui enregistrera à Beyrouth son premier disque, Home, un savant dosage de jazz anglophone et de musique orientale dans lequel sa voix s’exprime avec un talent et une chaleur inégalés.
Sa fibre sociale et sa curiosité pour la culture de son pays natal sont ainsi comblés. Et bien que scrutant, de temps en temps, des passantes dans l’espoir d’y voir la figure de sa mère, surtout dans le quartier de Jeitaoui, où cette dernière habitait à sa naissance, avait-elle appris, la jeune chanteuse renonce à véritablement refouiller dans le passé.
Le Beyrouth Express Quintet
Mais alors qu’elle avait fait une croix sur ses retrouvailles avec ses parents biologiques, c’est par une suite de hasards qui la conduisent à participer à une émission de téléréalité sur la LBC, Safha Jdidé (Nouvelle page), que le miracle se produit : elle retrouve trace de sa mère. Et, nouveau clin d’œil du destin, elle apprend que cette dernière avait refait sa vie en Suisse et qu’elle habitait à quelques kilomètres de chez elle.
« J’ai enfin eu confirmation de ce que j’avais instinctivement compris. À savoir que ma mère avait vécu des moments très difficiles et qu’elle ne s’était pas séparée de moi avec désinvolture », dit-elle avec pudeur. Expliquant, à demi-mots, que sa mère avait été victime d’un mari maltraitant qui lui avait déjà enlevé un premier-né. Un sort qu’elle avait voulu éviter à sa fille en la confiant à l’adoption à l’étranger.
Dix ans après avoir foulé pour la première fois sa terre natale, la boucle est enfin bouclée. Dida Guigan repartira alors en Suisse retrouver autant sa mère de sang (test ADN à l’appui) que ses parents de cœur. Et, là entourée de musiciens suisses et arabe, elle lancera le Beyrouth Express Quintet.
Une formation qu’elle voudrait « une passerelle d’échanges artistiques entre mes deux pays », dit aujourd’hui celle dont l’univers musical s’est enrichi de ses identités multiples.
Accompagnée du batteur et percussionniste Noé Tavelli, du contrebassiste Manu Hagmann, du pianiste Mirko Maio et du oudiste libanais Samir Nasr Eddine, jouant elle-même du riq par moments, Dida Guigan vibre, raconte et se raconte en toute sincérité quand elle chante. Mais par-dessus tout, à travers ses compositions et ses interprétations qui puisent dans le répertoire du jazz et de l’héritage musical arabe, l’objectif profond de cette Suisso-Libanaise, c’est de « donner voix à un peuple à qui il ne reste plus que l’art pour s’exprimer », confesse-t-elle doucement en conclusion.
Belle histoire, merci
23 h 41, le 12 septembre 2024