Maintenant que tout le monde est content, que demander raisonnablement de plus ?
Le Hezbollah est content ; il estime avoir dignement vengé, dimanche à l’aube, l’assassinat par drone, dans son fief de la banlieue sud de Beyrouth, de son chef d’état-major. Il assure avoir usé du même type d’engins, précédés d’une massive volée de roquettes destinée à saturer le système de défense ennemi, pour frapper deux installations militaires et de renseignement de premier plan, dont l’une située aux portes mêmes de Tel-Aviv. Le parrain iranien lui aussi est content, même s’il se garde de mettre la main à la pâte, de riposter à la liquidation, en plein centre de Téhéran, du leader palestinien Ismaïl Haniyé ; pour la République islamique, c’est par la grâce du Hezbollah que les équilibres stratégiques viennent de changer et que l’armée israélienne a perdu son pouvoir de dissuasion.
Il n’en reste pas moins qu’Israël à son tour est content, se flattant en effet d’avoir enrayé la frappe à l’aide d’attaques préventives sur les sites de lancement en territoire libanais. Et du moment que plus on est des fous, plus on s’amuse, voici que les Américains ne se montrent pas trop remués par l’épisode de dimanche. Pour la Maison-Blanche, cette flambée n’a pas eu de conséquences sur les pourparlers du Caire visant à une trêve à Gaza et qui, bien au contraire, marquent des progrès ; pour le Pentagone, elle ne présage guère d’un embrasement général de la région, même si la menace d’une attaque iranienne contre Israël n’a pas disparu.
En cette rare ambiance d’autosatisfaction quasi générale, le peuple libanais serait-il en définitive le seul à faire grise mine ? Le seul à suivre d’un œil résigné cette meurtrière partie de ping-pong qui, depuis bientôt onze mois, se joue contre son gré et celui de son gouvernement, sur son territoire ? Le seul, sur les gradins, à se montrer (et pour cause !) avare d’applaudissements à chaque entorse que connaissent ces fantasmagoriques règles d’engagement censées codifier la peu sportive rencontre ?
Non, les Libanais ne sont pas, pour autant, un public ingrat, comme le leur reproche souvent la milice qui s’est cavalièrement emparée de leurs destinées au point de s’adjuger la décision de guerre ou de paix. Mais peut-être ce peuple qui se targue de six mille ans d’existence sur son lopin de côtes marines et de montagnes n’a-t-il pas encore dépassé en réalité l’âge ingrat : celui où, à l’orée de l’adolescence, on se rebelle contre l’autorité parentale sans encore détenir le pouvoir de la braver, ou même seulement de la contourner. Les Libanais savent fort bien ainsi que leurs gouvernants sont les otages de la formation iranienne. Ces derniers n’occupent leurs fonctions que par la volonté, ou du moins l’agrément, du Hezbollah. Leur seule utilité au regard de la diplomatie internationale est de servir de fruste postier pour communiquer avec le véritable maître à bord, et cela qu’il s’agisse d’attirer Nasrallah à un règlement négocié de la crise ou de le mettre en garde contre tout aventurisme aux conséquences incalculables.
Ils ont beau savoir tout ce qui précède, les Libanais n’en restent pas moins les otages de ces otages ; pire encore, des otages souvent volontaires. Ils le démontrent à chaque consultation électorale, accordant leurs suffrages au même establishment politique dont la faillite est pourtant largement consommée. Par vil et égoïste intérêt, ou bien par molles et stériles protestations, on n’aura fait en somme qu’accompagner le lent mais irrésistible accomplissement de l’impensable.