Elle aurait pu ne plus être là. Elle aurait pu être parmi les plus de 40 000 morts officiellement recensés par le ministère de la santé du Hamas à Gaza. Plestia Alaqqad, héroïque journaliste, est une rescapée du massacre de Gaza. Un miracle. Après avoir couvert les deux premiers mois du cauchemar de l’enclave palestinienne, parce que pour elle être journaliste et Palestinienne, c’est savoir, au fond de soi, qu’on finira par couvrir la destruction de sa propre ville, elle a eu la chance, mais « pas le choix volontaire », nuance-t-elle, de partir. Aujourd’hui, même si elle n’est plus physiquement dans la Palestine de ses origines, de son cœur et de son combat, elle continue d’y vivre mentalement avec tous les traumatismes qu’elle traîne avec elle. Si bien qu’elle dit ne plus savoir ce que vivre signifie. Pour son premier entretien avec la presse libanaise, Plestia Alaqqad répond à nos questions depuis Beyrouth où elle vient de s’installer pour poursuivre un master à l’Université américaine de Beyrouth. Elle nous parle avec quelque chose qui ressemble à une anesthésie des émotions de ses souvenirs d’enfance à Gaza, avec cette mer « inattaquable, et qui reste malgré tout ce qu’Israël a pu détruire », son premier contact avec l’occupation israélienne, et surtout nous raconte sa vie avant et après le 7 octobre…
Qu’est-ce qui vous amène au Liban en ce moment ? Éprouvez-vous de l’inquiétude à l’idée d’être dans un pays où une guerre totale peut éclater à tout moment ?
Je viens de m’installer au Liban pour les deux années à venir, pour un master en médias à l’Université américaine de Beyrouth, après avoir obtenu la bourse Shireen Abu Akleh (la journaliste palestinienne assassinée par Israël en 2021, NDLR). J’ai choisi de poursuivre mes études parce que plus les forces d’occupation israéliennes ciblent des écoles et des universités, et plus l’éducation me semble être un outil précieux et crucial. Aussi toxique que cela puisse paraître, être dans un pays instable où une guerre peut éclater à tout moment ne me fait pas peur. Ça me rappelle la maison. Même si je pense et j’espère que rien d’aussi extrême que ce que j’ai vécu à Gaza n’arrivera ici.
Commençons par votre enfance à Gaza. Quels sont les souvenirs les plus marquants que vous gardez de cette période ?
Mon premier souvenir, c’est toujours la mer. Nous vivions à environ dix minutes de marche de la mer. Je me souviens que nous y allions presque tous les jours, surtout les vendredis. La plage était toujours bondée. Et aujourd’hui, avec tout ce qui se passe, il reste au moins la mer. La mer est inattaquable. Israël peut bombarder n’importe quoi, des hôpitaux, des écoles, des églises, mais quand il s’agit de la mer, rien ne peut la toucher. Même si j’ai passé toute ma vie là-bas, aujourd’hui, en regardant les photos, je ne reconnais plus la plupart des endroits ni les rues, qui ne sont plus que du sable. Mais quand je vois la mer, je me dis : « Ah, je reconnais ça. » La mer est la seule chose qui restera toujours. C’est mon point de repère.
Quand avez-vous pour la première fois pris conscience de la réalité de l’occupation, que ce soit en tant que concept ou à travers une expérience concrète ?
En 2014, j’avais 13 ans. C’était le mariage de mon oncle, une occasion pour toute la famille de se réunir. Mais malheureusement, à Gaza, l’attaque israélienne avait commencé en même temps. Les frontières étaient fermées, et nous n’avons pas pu voyager. C’est là que j’ai compris ce que l’occupation signifie, comment elle limite et contrôle nos vies. Un autre souvenir me revient : ma famille et moi étions en Égypte, dans une chambre d’hôtel. Du haut de mes 10 ans à peine, j’étais angoissée, répétant à ma mère : « Il faut trouver de l’électricité pour charger notre téléphone. » Elle m’avait répondu : « C’est bon, il y a toujours de l’électricité ici en Égypte. » J’étais surprise, car pour nous, la normalité était d’avoir un nombre limité d’heures d’électricité par jour. Ma mère m’a alors expliqué que c’était à cause de l’occupation que nos vies ressemblaient à une prison.
Il existe de nombreuses idées fausses et des distorsions sur la vie à Gaza avant la guerre. Pourriez-vous partager ce qu’était réellement la vie là-bas ?
Il y avait toujours des limitations, car nous vivions sous blocus et occupation, mais c’était la seule normalité que nous connaissions. Des importations limitées, des opportunités d’emploi rares, des heures d’électricité restreintes, l’impossibilité de voyager librement. Tout cela faisait partie de notre vie, une vie marquée par l’incertitude. Voyager hors de Gaza était difficile, et même avec un permis, les restrictions étaient humiliantes. On n’avait pas le droit, par exemple, de prendre des liquides avec nous, ou de voyager avec des valises à roulettes. La vie quotidienne était imprévisible, rendant toute planification impossible.
Le 6 octobre, je me souviens avoir passé la journée avec mon amie Yara dans un café, à postuler pour des emplois et des bourses. Nous rêvions pour l’avenir, mais le lendemain, le 7 octobre, tout a basculé. Peu importent nos plans, Israël a toujours un autre plan pour nous. Mais nous savions que nous méritions une vie normale, et non une vie « normalisée » par l’occupation. Cette résistance qui coule dans nos veines nous pousse à vivre, et malgré tout, les lieux comme les cafés, les restaurants, la mer sont toujours bondés, car les gens veulent vivre.
Beaucoup de gens se posent des questions sur la situation des femmes à Gaza, notamment sous l’influence du Hamas…
Je blâme les médias pour cela. Honnêtement, les médias nous déshumanisent depuis des décennies, et ils ont toujours vu les femmes palestiniennes comme un bloc uniforme. Ils ne montrent pas la diversité que nous sommes. La plupart des gens ignorent même qu’il y a des chrétiens à Gaza. Ils me demandent souvent comment c’est de vivre à Gaza sous le régime du Hamas. Mais le vrai problème, ce n’est pas le gouvernement ou le Hamas, c’est l’occupation. Comment pouvons-nous avancer quand, toutes les quelques années, nous sommes bombardés pour une raison différente à chaque fois ? À chaque fois que nous construisons, ou que nous essayons d’en apprendre davantage, simplement de progresser en tant que ville, Israël nous bombarde et nous ramène en arrière. Une des choses les plus difficiles que j’ai vécues en octobre et novembre, c’était de passer mes journées à chercher des œufs ou du pain. Je me disais : nous vivons en 2024, et au lieu de faire la queue pour un entretien d’embauche, je fais la queue pour acheter des œufs. C’est tellement humiliant et triste de voir à quel point Israël a du pouvoir.
Le 7 octobre, votre vie a basculé en un instant. Lorsque l’attaque du Hamas a eu lieu, vous attendiez-vous à ce qui allait vous arriver dans les jours suivants ?
À mon avis, aucun esprit humain normal n’aurait pu imaginer que cela durerait aussi longtemps ou que ce serait aussi extrême. L’attaque des combattants palestiniens a duré quatre heures, et maintenant, depuis dix mois, nous subissons un génocide en guise de punition. Comment cela peut-il avoir un sens ?
Parlez-nous de votre première expérience de déplacement forcé
Le déplacement à Gaza est sans fin depuis le génocide. J’ai passé seulement deux mois à Gaza et j’ai été déplacée peut-être six ou sept fois. Mais cela n’est rien par rapport à maintenant. En deux semaines, les gens se déplacent six ou sept fois. Vous transportez littéralement votre maison, tous vos souvenirs, toute votre vie dans un sac, marchant d’un endroit à un autre dans une incertitude totale. Une fois, j’ai entendu une mère dire : « J’ai protégé mon fils tout le long de notre déplacement, seulement pour arriver dans un endroit censé être sûr et se faire bombarder. »
Vous savez qu’à un moment ou à un autre, vous serez tué, vous serez ciblé, vous ne savez juste pas quand. La première fois que j’ai été déplacée, je n’avais pas beaucoup de temps pour emporter quoi que ce soit. Je n’avais même pas mon certificat de naissance ou mes papiers importants. Je n’avais qu’un petit carnet de prières, celui que l’on utilise pour prier pour une personne décédée. Mon grand-père était décédé avant la guerre, et c’était la seule chose que j’ai emportée, avec mon téléphone. Plus tard, la maison a été en grande partie démolie, mais le bâtiment tenait toujours. Alors j’y suis retournée pour prendre mon passeport, mais aussi un rouge à lèvres. Ne me demandez pas pourquoi. Dans ce genre de situation, vous n’avez pas le temps de réfléchir ou de faire le tri. Vous n’avez littéralement pas le temps, et vous pouvez être bombardé à tout moment. Alors vous attrapez n’importe quoi et partez.
Qu’est-ce qui vous a poussée à prendre la décision de commencer à couvrir les événements sur le terrain ?
Je suis journaliste, c’est ma formation. Étudier le journalisme en étant palestinienne, et plus précisément originaire de Gaza, c’est savoir, au fond de soi, même si on ne le souhaite pas, qu’on finira par couvrir la destruction de sa propre ville.
Quelle est la chose que vous avez vue à Gaza et que vous n’oublierez jamais ?
Je veux préciser que ce que nous voyons sur les réseaux sociaux ou dans les médias ne représente que 10 à 20 % de ce qui se passe réellement sur le terrain. Les journalistes travaillent avec beaucoup de limitations et peu de moyens, souvent avec juste un téléphone ou une caméra, et parfois nous devons choisir quelles histoires documenter. C’est déchirant, surtout quand beaucoup de gens refusent d’être filmés, ayant perdu foi en l’humanité, se demandant à quoi cela sert.
Une image qui restera gravée en moi est celle d’une petite fille à l’hôpital, âgée de 5 ou 6 ans. Elle avait perdu sa main et, chaque nuit, elle se réveillait en cherchant sa main dans l’hôpital, se demandant pourquoi elle était la seule à l’avoir perdue. Son père nous a raconté son histoire, et elle m’a profondément marquée. Ce que vivent les enfants en ce moment est une accumulation de traumatismes. Je me demande souvent comment ces enfants pourront un jour surmonter ce qu’ils ont vu, surtout ceux qui ont assisté à la mort de leurs parents sous leurs yeux.
Selon vous, quelle est la plus grande idée reçue concernant Gaza et la guerre en cours ?
Ce qui me met vraiment en colère, c’est d’entendre, dix mois après le début du génocide, certaines personnes dire encore qu’il s’agit d’une guerre contre le Hamas. Si c’est une guerre contre le Hamas, pourquoi alors des enfants, des femmes, des hommes, des civils sont-ils ciblés et tués ? Comment peut-on appeler cela une guerre contre le Hamas alors qu’une étude publiée dans The Lancet estime le nombre de morts à plus de 186 000 ?
Une partie de l’opinion publique accuse le Hamas d’avoir jeté sa population dans la gueule du loup…
Vivre dans la bande de Gaza signifie qu’à tout moment, une guerre ou une agression israélienne peut survenir. C’est également le cas en Cisjordanie où le Hamas est pourtant inexistant. Nous vivons avec une corde au cou, et les combattants palestiniens affrontent les forces d’occupation israéliennes, soutenues par de nombreux pays en armes et en argent. Ce n’est pas une guerre entre deux forces égales. Je ne blâme donc aucun Palestinien pour ce qui se passe, car même en restant chez nous, Israël pourrait nous bombarder sans que personne ne réagisse. Après le premier hôpital bombardé, j’ai pensé que le monde réagirait enfin, mais cela n’a rien changé. Si le monde n’a pas le pouvoir d’arrêter Israël, que peuvent faire les combattants palestiniens seuls pour libérer la Palestine ?
Qu’est-ce qui a motivé votre décision de quitter Gaza ?
Partir n’a jamais été une décision. Quitter Gaza, je le considère comme un déplacement forcé. Je n’ai pas eu à prendre une décision, cela s’est simplement imposé. J’ai peut-être eu la chance d’avoir un membre de ma famille à l’étranger avec une double nationalité, ce qui nous a permis de partir. Le plus triste, c’est que les frontières sont maintenant fermées depuis deux mois. Même les blessés ne peuvent pas sortir pour se faire soigner.
Comment se déroule votre vie depuis que vous avez quitté Gaza ?
Même si je n’y vis plus physiquement, je suis toujours mentalement là-bas. C’est vraiment difficile de regarder les nouvelles, car je suis constamment terrifiée à l’idée d’apprendre la mort d’un de mes cousins. À ce stade, ce n’est pas que je ne sais plus ce qu’est la mort, mais plutôt que je ne sais plus ce que signifie être en vie.
Aujourd’hui, Gaza est en ruine, mais la cause palestinienne n’a jamais bénéficié d’un tel soutien mondial. Comment vivez-vous ce paradoxe ?
C’est tellement ironique qu’Israël nous cible, nous Palestiniens, depuis des décennies et ruine notre belle patrie. Et Gaza, depuis tout aussi longtemps. Et ce n’est que maintenant que le monde commence à apprendre et à connaître la Palestine. Gaza est presque détruite, mais c’est seulement maintenant que le monde entier se tient à nos côtés. Je suis reconnaissante qu’au moins, grâce au travail des journalistes palestiniens, nous ne permettons plus aux médias de nous déshumaniser. Le monde a enfin la possibilité d’entendre les expériences directes des Palestiniens. Alors oui, je suis reconnaissante que le monde soit enfin au courant de nos luttes, mais je ne suis pas reconnaissante que plus de 186 000 Palestiniens aient dû mourir pour que le monde prenne conscience de notre existence. J’aurais préféré que personne ne sache rien de nous et que nous puissions mener une vie normale.
Qu’attendez-vous du monde, et plus particulièrement des nations occidentales et arabes, en ce moment ?
Pourquoi parlons-nous toujours du monde occidental en oubliant le monde arabe ? La Palestine est un pays arabe, et les Arabes ne font pas suffisamment pour nous aider. J’attends bien plus de leur part que ce qui est fait actuellement.
Si vous aviez le choix de revenir à votre vie d’avant la guerre, en restant dans le statu quo, ou de poursuivre dans la situation actuelle, qui pourrait mener ou non à une libération partielle, que choisiriez-vous ?
On ne peut jamais vraiment choisir. Vivre à Gaza signifie qu’à tout moment, un génocide peut se produire, même sans que les combattants palestiniens ne fassent quoi que ce soit. La vie a toujours été incertaine, et vivre dans l’incertitude, ce n’est pas vraiment vivre. Nous étions affamés de vie, affamés d’une existence normale, alors nous faisions semblant d’être heureux, d’aller à la mer, et ainsi de suite. Mais au fond, la situation était déjà très mauvaise. Aujourd’hui, à cause de l’extrême violence que nous subissons, les gens ont commencé à romantiser la vie avant le 7 octobre, mais cette vie n’était pas une vie.
Qu’est-ce qui vous manque le plus de Gaza ?
La mer, et le sens de la communauté.
Gardez-vous encore l’espoir de pouvoir y retourner un jour ?
Bien sûr. J’ai l’impression d’être partie avant d’avoir accompli tout ce que je devais y faire. J’ai besoin de revenir et de terminer mon histoire quand je le déciderai. Ce qui me terrifie le plus, c’est l’idée de retourner à Gaza et de ne plus la reconnaître.
J'ai quelques réserves par rapport à l'inévitabilité des attaques israéliennes à Gaza (mais pas en Cisjordanie) ou par rapport à la non responsabilité du Hamas mais c'est un superbe entretien.
22 h 33, le 01 septembre 2024