« Bien… venue… à… Lille ». Valises en mains, Nachaat Berry déchiffre le grand panneau qui surplombe le parvis de la gare de Lille Europe. Après un long périple qu’il a bien failli manquer avec une partie de ses collègues de la Brigade des pompiers de Beyrouth, la faute aux nombreuses annulations de vols d’Air France depuis une semaine en raison d’une hausse des tensions au Liban et dans la région, le quinquagénaire bombarde de photos tout ce qui l’entoure : bâtiments, passants, anneaux olympiques, mascotte des Jeux… tout passe au crible de l’objectif de son téléphone. « À la maison on m’a dit : ‘Vas-y et profite pour nous’ », explique celui qui partage tous ses faits et gestes sur ses groupes WhatsApp.
Depuis son arrivée à l’aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle, la veille, mardi 30 juillet, Nachaat en est déjà à près d’une centaine de clichés et de vidéos immortalisés dans sa galerie. Il faut dire que l’ambiance est plutôt à la colonie de vacances pour ces onze heureux élus de l’invitation de l’ambassade de France au Liban, initiée par l’ambassadeur Hervé Magro, en guise de remerciement aux pompiers de Beyrouth pour leur « héroïsme » lors de la double explosion au port le 4 août 2020. Au programme, deux belles affiches comptant pour le deuxième match de poule du tournoi olympique de basket des Jeux olympiques de Paris-2024 : Serbie – Porto Rico et États-Unis – Soudan du Sud, au stade Pierre-Mauroy, situé en périphérie de Lille.
Dès qu’on leur tend le micro, les pompiers ne tarissent pas d’éloge sur ceux qui leur ont permis de s’évader de leur quotidien. « Je tiens à remercier, au nom de toute la brigade, l’ambassade de France au Liban et tous ceux qui ont rendu cela possible. Le fait d’être ici est très important pour nous », souligne Ali Najem, le porte-parole des pompiers de Beyrouth, ravi de voir de ses propres yeux d'autres joueurs que ceux de Riyadi ou de Hekmeh. « C’est la première fois que nous allons voir un match de niveau international, avec des joueurs qui évoluent en NBA. En tant que fan de basket, je suis très excité », ajoute celui qui faisait partie de l’équipe de basket de l’armée dans sa jeunesse.
« Je suis très happy »
Pour les autres, pas forcément férus de la balle orange, ces rencontres des Jeux olympiques sont aussi le prétexte idéal pour faire du tourisme. Dès le lendemain du match, ils s’empresseront de retourner à Paris pour visiter les nombreux monuments de la capitale, en priorité « la tour Eiffel » et les « Champs-Élysées », eux qui n’avaient découvert la France qu’à l’occasion d’une rencontre organisée à l’été 2017 et 2018 avec leurs homologues de Marseille.
« Ajmal quatre jours bel hayet » (“les plus beaux quatre jours de ma vie”), répond Nachaat lorsqu’on lui demande ce qu’il attend de son séjour. « Je suis très happy », abonde Salim, au sourire communicatif. « Très heureux », corrige Michel Murr. S’ils sont tous titulaires du grade de capitaine après une grosse vingtaine d’années passées dans la brigade, c’est ce dernier qui s’impose naturellement comme le chef du groupe. Du haut de ses deux mètres, il est surtout celui qui dispose de loin du meilleur niveau de français au sein de la bande. Mais pas de quoi non plus savoir s’orienter sans problème dans le dédale du métro parisien ou de la SNCF, alors que beaucoup d’entre eux confient n’avoir jamais mis les pieds dans un train auparavant.
Après un contrôle de police pour Nachaat et Chadi à l’entrée du quai gare du Nord, ces derniers peinent à trouver leur chemin au milieu de voitures bondées de voyageurs. Surtout lorsque d’autres passagers se sont malencontreusement assis à leur place. Une fois arrivés à bon port, après quelques kilomètres de marche dans les rues du centre-ville de Lille, la délégation arrive enfin à l’hôtel, où cinq chambres leur ont été réservées. Problème, ce n’est pas le bon « Mercure ». Le leur se situe un kilomètre plus loin. « Ça nous fait faire notre sport », commente Michel, qui harangue les retardataires. Ces quelques atermoiements resserrent un peu le timing, mais n’entame en rien la bonne humeur de la bande qui, après une douche bien méritée sous une chaleur étonnamment haute pour le nord de la France, se sépare entre ceux préférant le taxi ou les transports en commun pour se rendre au stade.
« Nos corps sont ici, mais nos esprits sont toujours au Liban »
Sur le chemin, les discussions ne s’épanchent pas tellement sur les matchs à venir. Entre deux barquettes de frites, l’actualité récente du pays du Cèdre remonte inévitablement à la surface, qui plus est moins de 48 heures après la frappe israélienne visant un haut gradé du Hezbollah dans la banlieue sud de Beyrouth, dans un contexte d’affrontements entre la milice chiite et Israël depuis octobre dernier, dans le sillage de la guerre de Gaza. S’ils n’avaient pas été en route pour l’aéroport au même moment, ils auraient été déployés sur place pour participer aux opérations de sauvetage. En particulier Ali, qui réside « juste à côté » du bâtiment visé. « J’ai demandé à ma famille de partir chez des proches à Baabda en attendant que je revienne », confie-t-il, lui qui a finalement décidé d’écourter son séjour en France pour rentrer deux jours plus tôt au Liban. « Je n’ai pas totalement l’esprit tranquille », admet-il avant de déverrouiller à nouveau son téléphone.
Ali n’est pas le seul à avoir souhaité rentrer la veille des commémorations du drame du 4 août, qui a coûté la vie à une dizaine d’entre eux, « neuf hommes et une femme », précise celui qui « ne serait sans doute plus là pour en parler » s’il avait ramené comme prévu le véhicule à la caserne ce mardi en fin d’après-midi, il y a quatre ans. L’émotion est tout aussi palpable dans la voix de Hady Makhlouf au moment d’évoquer ses anciens collègues faisant partie des 235 tués ce jour-là, en particulier Joe Bou Saab et Ralph Mellehy, deux enfants, comme lui, du quartier de Aïn el-Remmaneh dans la capitale. « C’était le jour le plus horrible dans notre existence. Être pompier, c’est faire preuve d’héroïsme chaque jour, mais nous n’avions pas imaginé qu’une telle catastrophe puisse nous arriver. [...] Nos corps sont ici, mais nos esprits sont toujours au Liban », conclut Hady.
Ces paroles lâchées aux abords du stade contrastent fortement avec la musique festive et le défilé de maillots de Porto-Rico, de la Serbie ou de « Team USA » qui se mêlent aux alentours. Alors que le premier match a déjà commencé depuis quelques minutes, les onze gaillards se dirigent enfin vers les grilles. Un dernier petit malentendu sur les noms figurant sur les tickets, et les voilà enfin prêts à regarder Nikola Jokic, LeBron James, Stephen Curry et consorts dans leurs œuvres. Une parenthèse enchantée pour une brigade qui, dès son retour, repartira sur le front.