« Ne soyez pas triste, soyez en colère. » C’est le slogan qu’a choisi Laura Kfouri pour sa page Facebook dédiée aux personnes blessées lors de la double explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020. Quatre ans après le drame ayant tué 235 personnes et fait 7 000 blessés, elle continue de recueillir de nouveaux témoignages. « Grâce à notre travail de sensibilisation, le sort terrible de Lara Hayek, cette jeune fille plongée dans le coma depuis quatre ans, a été médiatisé le 18 juillet dans l’émission Sar el-Waqet sur MTV. Après sa diffusion, une personne m’a raconté que le cas d’une proche était encore pire ! » dit la femme énergique le 30 juillet devant un thé bouillant. Contactée, cette dernière n’en dira pas plus, car la famille de sa proche « ne veut pas avoir l’impression d’appeler à l’aide ou de mendier ».
Quand elle entend ce genre de réaction, Laura enrage d’autant plus. Pour elle, les personnes blessées le 4-Août doivent continuer de défendre leur cause et, si elles ne le peuvent pas elles-mêmes, laisser d’autres se faire leurs porte-voix. « Ma sœur, par exemple, préfère ne pas en parler pour ne pas revivre le traumatisme, donc je me charge de raconter son histoire. » Elle montre la photo de sa sœur Carmen, cheveux blonds et regard pétillant, avant le 4-Août. « Dans son appartement de Gemmayzé, elle s’est mise à regarder l’incendie du port, puis l’explosion a fait sortir la fenêtre de ses gonds, la frappant au visage et la projetant au sol. » Pendant trois semaines, Carmen plonge dans un coma dont les médecins disent qu’elle ne sortira pas. Ils tentent néanmoins une opération de la dernière chance et elle finit par se réveiller. Mais dans le noir complet. « Le nerf optique a été détruit. Elle est miraculée, mais elle a perdu la vue. » Son cas n’est pas isolé. Selon les données compilées par les principaux hôpitaux de Beyrouth et des environs, au moins 400 personnes ont subi des blessures oculaires, plus de 50 ont dû être opérées et au moins 15 sont devenues définitivement aveugles d’un œil.
Les blessés dans l’ombre des victimes
Si certains gardent le silence pour ne pas « mendier » ou par peur de réveiller leurs traumatismes, d’autres taisent leurs blessures face au sort encore pire connu par leurs proches. « Après l’explosion, Mireille Khoury était alitée dans un hôpital, son fils de 15 ans, Élias, dans un autre. Les médecins disaient qu’elle risquait de rester paralysée. Mais quand on lui a annoncé que son fils allait mourir, elle est allée le voir en chaise roulante, au risque de ne plus jamais pouvoir marcher », relate Laura. Si les cicatrices sur ses bras en disent long sur son épreuve, Mireille n’a de mots que pour son fils parti trop tôt.
Or, bien qu’ils n’aient pas perdu la vie, beaucoup de blessés en ont perdu le goût, assure Laura : « Certains ont été amputés, comme Joseph, à Achrafieh, qui ne peut plus travailler sans sa jambe. D’autres ont perdu un doigt, une oreille ou un œil. Ces gens-là n’oublieront jamais ce qui s’est passé. Comment les dirigeants peuvent-ils croire que nous pouvons oublier ? » s’indigne-t-elle, en référence à l’impunité qui perdure quatre ans après le drame. D’autant plus quand le handicap provoqué par l’explosion est irréversible, comme pour Carmen : « Désormais, notre seul espoir, c’est que les centres de recherche fassent une découverte permettant de lui redonner la vue », dit Laura.
« Certains patients sont revenus pendant un an »
Par éthique, Imad Shehady refuse de dire à combien de patients blessés par la double explosion il a rendu une forme d’espoir à l’aide de son scalpel. Mais le directeur de l’Institut pour la chirurgie plastique (IPS), situé à deux pas de l’hôpital de l’Université américaine de Beyrouth (AUBMC), garde un souvenir intact de leur arrivée dans sa clinique, dont les vitres avaient été brisées par la déflagration. « Les gens déambulaient dans la rue avec des bandages sur le visage ou le corps et arrivaient dans ma clinique car il n’y avait plus de place aux urgences de l’AUBMC », se souvient-il. Il était lui-même dans la rue au moment de l’explosion, dont le souffle l’a projeté au sol. Choqué, il se rend au chevet de ses parents âgés qui vivent à côté. « Va dans ta clinique, répare-la et prépare-toi à accueillir les patients », lui lance alors son père, 85 ans, pionnier de la chirurgie plastique au Liban et fondateur de l’IPS en 1963. Et c’est ce qu’il fait. Sans discontinuer, Imad désinfecte et recoud les plaies ouvertes provoquées par les éclats de verre ou de métal. « J’ai pu utiliser de la lidocaïne que j’avais ramenée des Pays-Bas, donc j’ai pu anesthésier les patients avant d’intervenir. » Tous n’ont pas eu ce luxe, assure-t-il. « Beaucoup ont connu l’agonie d’être recousus sans anesthésie » en raison d’un manque d’équipement dans les hôpitaux, précise-t-il.
Après une courte nuit, il reprend son dur labeur, jusqu’à ce coup de téléphone qui lui apprend la mort de son père. « J’étais en train de soigner une patiente. Je suis allé voir mon père une dernière fois, puis je suis retourné réparer les tendons de la main de la patiente et la suturer. Alors seulement je suis allé m’occuper de l’enterrement, qui a eu lieu dans la journée car il n’y avait pas de place dans la morgue », ressasse-t-il. Après les interventions d’urgence, Imad Shehady s’attelle au travail de reconstruction : « Il faut prévoir une longue série d’interventions pour tous ceux qui ont des corps et des visages défigurés, des membres en moins, des défauts esthétiques à résorber. C’était une tâche incroyable, incroyable. Certains patients sont revenus pendant un an », affirme-t-il.
Dangereuse pénurie de chirurgiens plastiques
Le Liban est surtout connu pour sa chirurgie esthétique ; on en sait moins sur la chirurgie reconstructrice, pourtant essentielle dans un scénario de guerre ou de catastrophe naturelle ou humaine. Des perspectives brûlantes d’actualités, dans le sillage des assassinats consécutifs du haut dirigeant du Hezbollah Fouad Chokor à Beyrouth et du leader politique du Hamas Ismaël Haniyé par Israël dans la nuit du 30 au 31 juillet, qui risquent plus que jamais d’entraîner le Liban dans une guerre ouverte.
Or, en raison de la crise pluridimensionnelle qui frappe le pays, près de 40 % des médecins et 30 % des infirmiers ont émigré définitivement ou à titre provisoire entre 2020 et 2021, selon l’Organisation mondiale de la santé. Si certains ont depuis trouvé le chemin du retour, le nombre de chirurgiens plastiques demeure en berne. Selon une étude publiée en février 2024 dans le journal de la Société américaine des chirurgiens plastiques, ils étaient 162 en 2023, dont moins de la moitié travaillent à temps plein au Liban, soit un ratio de 1,11 pour 100 000 habitants, nettement inférieur au ratio recommandé de 2,01. Sur ces 66 chirurgiens exerçant à temps plein au Liban, 64 sont spécialisés dans la chirurgie esthétique, bien moins dans la chirurgie reconstructive.
Pour Imad Shehady, « le Liban n’était déjà pas prêt le jour de la double explosion, qui n’était qu’un prélude à ce que pourrait être un scénario de guerre ». C’est grâce à « un effort national, un travail collectif sans relâche », que tant de blessés ont pu être pris en charge. Mais en cas de guerre ou de nouvelle catastrophe, il se montre réaliste, voire amer : « Aujourd’hui, on est encore moins préparés. Ceux qui assurent l’inverse disent des conneries. »
Les grands blessés, mutilés et enterrés sans parler des traumatisés à vie par ce cataclysme sont laissés pour compte. L’état de pacotilles n’a pas levé le petit doigt pour leur venir en aide ni les accompagner et a mis le couvercle sur cette affaire sur ordre des assassins vendus afin qu’aucune justice ne leur soit rendue. Ils continuent de massacrer notre peuple sans être inquiétés pour cause d’impunité et le monde trouve cela normal et négocient avec eux sur la sortie de notre pays de ce traquenard dont ils sont les seuls architectes. Comment vivre dans un monde pareil?
10 h 47, le 04 août 2024