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Culture - Livre

Gaby Bustros : autoportrait d’une artiste au bord du précipice

Lancement, à titre posthume, le mercredi 8 mai*, de l’unique récit autobiographique « Confessions d’une enfant de soixante ans », de Gaby Bustros (Amers éditions. La Phénicie).

Gaby Bustros : autoportrait d’une artiste au bord du précipice

Gaby Bustros, artiste polyvalente qui s'entourait d’élégance et de beauté. Photo DR

Elle savait peindre, écrire, dessiner ; mettre en scène, fabriquer des meubles, les restaurer, se mouvoir comme une algue entre la prose et la poésie. Elle avait tous les talents, hormis celui d’y croire ; plus exactement : d’y croire sur la durée. Pour preuve des deux, cet unique récit autobiographique. D’un bord de sa mémoire à l’autre, Gaby Bustros fait des aller-retour éclairs : de l’émerveillement au désespoir, de l’amour fou à ses naufrages, de l’envol à la chute. Éclatant de vérité et d’humour, son livre est le récit d’une vie pleine menée au rythme de vies inachevées ; c’est aussi un circuit miniature du cercle mi vicieux mi magique du pays, de l’époque et du milieu où elle a vécu. Et, c’est, de bout en bout, l’interminable constat d’une conquête impossible : l’attention du père. C’est, pour finir, l’autoportrait d’une artiste au bord du précipice ou encore d’une « enfant gâtée » par une femme qui ne l’a pas été.

Du palais de l’élégance et de la beauté, où elle grandit au cœur d’Achrafieh, à son évasion à Paris, en 1968 où elle vit à l’âge de vingt ans de petits boulots mal payés, puis à New York, deux ans plus tard, où elle rencontre l’homme cruel et adoré, John, et, avec lui, le vertige fatal de l’héroïne, jusqu’à son retour au bercail, dix ans plus tard, se déroule et se déploie, au rythme d’un air de jazz, le paysage d’une existence entravée et inoubliable. Une existence au va-et-vient de balançoire. Avec en continu : la poésie, la défaite et la guerre.

La couverture de l'ouvrage "Confessions d'une enfant de 60 ans" (Amers éditions. La Phénicie). Photo DR

Comme un sac à pions

Écrit dans une langue aussi concise que vivante, cet ouvrage puise dans le temps comme dans un sac à pions. C’est tantôt « trois ans de félicité » à l’intérieur d’un atelier à traiter le bois : « parfois je redore un Bouddha avec une feuille d’or tremblante et fragile comme un pétale de coquelicot. » Tantôt la lettre de sauvetage de son frère Fady ou encore le souvenir de sa grand-mère paternelle dont l’ombre plane sur son destin de petite fille, dotée de surcroît du prénom de son grand-père : « Se marier est le dernier souci Éveline. Et puis, qui aurait voulu de cette originale, qui s’en allait chevalet sous le bras, peindre au bord de la mer, au lieu de suivre des leçons de piano et d’art culinaire à la maison ? ».  Tantôt deux mois interminables d’enfermement dans un centre de désintoxication, dans la montagne libanaise : « Je parle mal l’arabe, donc je ne comprends pas leurs blagues et leurs conversations ». Tantôt une soirée à Chypre, sous une lune jaune dans un ciel bleu roi, et soudain « deux filaments de nuages parallèles et fins comme des traits de pinceaux » traçant parmi les étoiles le nom de sa sœur Mouna, tuée par un obus à l’âge de quarante-quatre ans. Tantôt un tour du monde qui tourne court à la première escale. Tantôt un aperçu de Miss Gray, la gouvernante anglaise des jours heureux : « La soixantaine, le menton volontaire, les yeux bleus, elle a de beaux cheveux blonds et un chignon sur la nuque, retenus par un filet et un nœud de velours noir. » Tantôt New York : « de la neige aux bourgeons, puis aux feuilles vert tendre, pour finir avec les couleurs fauves de l’automne ». Tantôt, la création de SOS environnement ou la lutte contre la dégradation du paysage : « Des déchets déversés partout, des sommets dépecés par des carrières sauvages, un littoral jonché de béton, d’ordures et de sacs en plastique, une mer polluée… Mes racines m’ont rattrapée avec autant de vigueur que les lianes du Banyan, ce géant tentaculaire qui pousse dans le jardin, et qui étrangle tout sur son passage. » Tantôt les plaisirs fulgurants de la drogue qui lui coûteront de si longues souffrances : « Du hamac où je suis allongée, j’entends les notes s’échapper d’une flûte. C’est un mexicain arrivé la veille. À mon émerveillement, je vois les notes rebondir sur l’eau, on dirait un alphabet qui danse et je comprends ce qu’il dit. » Tantôt le portrait de l’inaccessible père dont la présence ouvre et clôt le livre :

« Mon père. Un visage en lame de couteau sur une longue silhouette sombre, toujours entre deux portes et à contre-jour. » Et ces quelques autres lignes sur lui, pour éclairage de toutes les séquences du livre où se joue une partie perdue d’avance. « La tendresse n’était pas son fort. Au lieu d’un baiser, il ébouriffait nos cheveux ou nous pinçait le bras en nous faisant vraiment mal. Et quand il se mettait à quatre pattes pour nous amuser en faisant le chien, nous détalions en pleurant au premier aboiement. Ma mère passait son temps à faire tampon entre la maison, pour laquelle il n’avait ni intérêt ni patience, et sa chambre, son « refuge sacré. » On n’y pénétrait que sur convocation, anxieusement, à la queue-leu-leu, précédées de maman qui s’efforçait de nous rassurer de sa voix enjouée. « Yalla, les filles entrez dire bonjour à papa. » La visite ne durait jamais longtemps. J’imagine qu’elle était le fruit d’une laborieuse exhortation : « Mais chéri, tu ne peux pas ne jamais les voir… »


Gaby Bustros, "à la fois extrêmement douée, amoureuse et rebelle, captive et libre". Photo DR

J’ai peu connu Gaby. Nos vies se sont croisées à cinq ou six reprises. Je garde d’elle le souvenir d’une grande intensité, assortie d’une grâce naturelle et d’une voix virile au sourire désarmé, désarmant. J’avais été frappée en sa présence par la fermeté de la forme, la fragilité du fond, la tenue des deux. Cette tenue, je l’ai retrouvée dans son livre. Elle m’avait fait la confiance il y a une quinzaine d’années, de m’en donner à lire une première version qu’elle a ensuite laissé longtemps reposer, puis retravaillé. Elle se proposait alors pour titre :  Érosion héroïne.  Elle aimait aussi l’incipit des contes de fée : « il était une fois. » Je savais en lisant son livre sous sa forme définitive que je n’y trouverais pas l’once d’une tricherie, pas une trace de pathos. En creusant dans ses plaies tout en ménageant celles des autres, elle nous offre un mélange de délicatesse et de pensée critique, parfois féroce, souvent découragée, presque toujours drôle et tendre. On eut aimé qu’il soit plus fourni, plus long. Il eut fallu pour cela qu’elle s’aime autant que l’aimaient ses amis, qu’elle soit moins pressée de concurrencer la mort. Elle a incarné, jusqu’à sa perte, le précipice de vivre. Et un certain refus d’elle-même. C’est qu’elle était l’enfant mouvementée d’un couple immobile : la distinction au bras de la décadence. Ou encore, l’esthétique au prix des formes convenues. Si bien que son livre est, à mes yeux, le poignant récit d’un bouquet de flammes cherchant en vain à ébranler le calme froid d’un lac.


« Son authenticité, sa curiosité, sa bonté »

« Elle pouvait faire une table ou un paravent en un rien de temps », me disait Etel Adnan, les larmes aux yeux après avoir appris qu’elle avait tenté de se suicider. « Elle donnait tout d’elle-même, elle réussissait à merveille et à chaque fois il fallait qu’elle laisse tomber pour une raison qui nous échappait », me confie son amie de toujours, Lamia Tabet. « Elle ne savait pas, elle ne voulait pas savoir à quel point elle était exceptionnelle ». Tous les témoignages de ses amis abondent dans le même sens. Amal Makarem retient par-dessus-tout « son authenticité, sa curiosité, sa bonté. » L’un de ses dessins, imprimé à la fin du livre montre une immense vague arrêtée au-dessus d’un petit palais intemporel. J’y vois l’épée de Damoclès de l’âge adulte ou la menace d’une force écrasante prête à briser les rêves de l’enfance.

Dans nos archives

Sans état d’âme
Gaby BUSTROS

Les pages que consacre Gaby au lendemain de sa prise de cachets en disent long sur sa volonté d’aller jusqu’au bout de ses forces, à défaut de ses capacités : « Entre les murs blafards d’une chambre d’hôpital, les images de ma vie affluent dans mon cerveau. Une vie en équilibre instable, entre effroi et émerveillement, dont il ne reste rien… Ma vie n’est qu’un album photos qui finira sur une étagère de la bibliothèque familiale, tout comme les albums de papa. Dans quelques années personne ne se souviendra de moi. »

Ici, elle se trompe. Non seulement nous nous souvenons d’elle, aujourd’hui, près d'un an après sa disparition, de son courage, de son charme et du monde qui fut le sien, mais d’autres bien plus tard, s’en souviendront aussi, grâce à son merveilleux talent d’écriture. Ils apprendront, avec son livre, comme il pouvait être passionnant et dangereux pour une fille de sa génération et de son entourage, au Liban, d’être à la fois extrêmement douée, amoureuse et rebelle, captive et libre.


« Confessions d’une enfant de soixante ans », de Gaby Bustros.

Amers éditions. La Phénicie. Mai 2024. 242 pages.

*A la Fondation Charles Corm, le mercredi 8 mai de 17h à 19h. Ouvrage disponible à la Librairie La Phénicie et bientôt dans les grandes librairies libanaises.

Elle savait peindre, écrire, dessiner ; mettre en scène, fabriquer des meubles, les restaurer, se mouvoir comme une algue entre la prose et la poésie. Elle avait tous les talents, hormis celui d’y croire ; plus exactement : d’y croire sur la durée. Pour preuve des deux, cet unique récit autobiographique. D’un bord de sa mémoire à l’autre, Gaby Bustros fait des aller-retour...
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