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Nos Lecteurs ont la Parole

Raymond Farhat accuse

Nous sommes le 5 mai 2023. Il fait beau. Le doyen Raymond Farhat, 86 ans, décide de faire une promenade près de sa maison à Abd el-Wahab, Achrafieh. Surgit une mobylette. Elle s’approche dangereusement. Le motard s’éjecte du véhicule. La moto fauche le doyen. Il tombe par terre. Les caméras des magasins environnants ont filmé l’accident. Les témoins essaient de le réanimer. Les secours arrivent. Le doyen est dans un état grave. Le motard reste sur les lieux. Personne ne prend ses coordonnées. On le transporte à l’hôpital. Les médecins essaient de le réanimer. Peine perdue. Le doyen sombre dans le coma. Cinq mois. Il succombe le 4 octobre 2023. Le motard n’est toujours pas retrouvé.

Accident et mort violente qui auraient pu arriver à tous. Mais à dire que le doyen a été victime d’un accident de la route durant cette innommable seconde où la fatalité a tissé ses nœuds, la famille du défunt n’a-t-elle pas droit à un dédommagement moral ? Ne pouvons-nous pas nous étonner du fait que la police n’ait pas trouvé l’identité du motard ? N’existe-t-il pas aujourd’hui, à l’âge de l’intelligence artificielle, des techniques qui permettent d’intercepter un simple numéro d’immatriculation ? Est-il normal que le motard puisse se cacher dans les méandres de cette ville sous quelque couvert politique ? Cela lui donne-t-il une exonération ?

Le motard, qui peut être de bonne intention, n’a pas immédiatement quitté les lieux de l’accident. Mais les agents de secours et les passants ont « oublié » de prendre son nom. D’ailleurs, la police n’est-elle pas censée être sur place pour prouver la réalité du préjudice ? Est-il normal que l’enquête ait conclu un non-lieu ?

Et la victime n’est pas n’importe qui. Raymond Farhat est un éminent juriste. Il a été le doyen de la faculté de droit de l’Université libanaise pendant 18 ans et a introduit le concept du secret bancaire en rattachant ce secret à une finalité économique. Cette loi a attiré vers les banques libanaises de grands capitaux et a entraîné, avant la guerre, l’installation d’une économie florissante. Il a introduit l’idée de la participation aux conseils administratifs de l’université, à l’élaboration de la loi de titularisation des professeurs. Il a œuvré pour la restructuration de l’administration, au décentrement de l’Université libanaise et a participé aux comités auprès du ministère de la Justice et du Parlement.

L’homme a dévoué toute sa vie au service de l’État, il n’a rien demandé en retour. Son accident illustre de façon éclatante l’incapacité de l’État à élaborer un système de circulation préventif, un système policier efficace et un système judicaire intègre dans cette aberration qu’est aujourd’hui le pays.

Ne voyons-nous pas ici, de façon éclatante, que le pays est en chaos et cela est tangible de prime abord par les horreurs de la circulation ? Dans l’absence d’accotements en saillie, le fait pour les mobylettes de zigzaguer nécessitant un changement de bande et l’obligation de clignoter ? Les responsables ne doivent-ils pas contrôler ces motos, phénomène qui connaît une effervescence pour de claires raisons budgétaires ?

Est-il normal qu’à chaque fois que nous décidons de traverser la route, nous devions prier Dieu que personne ne nous écrase ?

Rien ne peut rendre à la vie un être cher perdu, mais ce motard ne doit-il pas savoir qu’il a provoqué un décès et la tristesse d’une famille ?

L’accident et le décès du doyen Farhat, alors fraîchement rentré de la capitale française où règne l’État de droit, nous entraînent à nous poser cette question : aurait-il dû rester dans un pays où rien de cela ne se serait produit ? A-t-il été victime de son désir de retourner au Liban, auquel il a tant donné et au sein duquel il a œuvré pour l’instauration d’une université digne de ce nom ? L’homme qui a ainsi signé des milliers de licences en droit, qui a formé des centaines d’avocats et de juges, a été victime de son pays et, au-delà de l’accident, du laxisme de ses dirigeants et de leur incapacité à élaborer un code de circulation.

C’est la raison pour laquelle le doyen n’étant plus, moi, sa fille, j’accuse. J’accuse le motard, j’accuse les autorités, j’accuse la police, j’accuse tous ceux qui ont contribué à cette mort violente. J’accuse le conducteur, les autorités de ne pas avoir émis de réglementation, j’accuse la police de laxisme et j’accuse le pays d’avoir ainsi rendu au doyen, par la violence, les efforts qu’il a faits pour légiférer, pour édifier. C’est ainsi que l’État récompense un de ses inconditionnels défenseurs ?

Qu’on ne me parle plus de destin, cet accident est l’illustration éclatante d’un pays au fond du gouffre, à tous les niveaux.

Parfois, la nuit, je me demande : qu’apporterait pour moi et pour ma sœur de retrouver ce motard. Voir sa face me rendrait-il justice ? Je sais seulement que c’est un devoir que je dois rendre à mon père que de lancer un appel : qui que tu sois, toi dont la moto a heurté le doyen Farhat, le 5 mai 2023, à six heures, à Achrafieh, présente-toi.

Cet appel restera probablement sans réponse. Personne dans ce pays ne respecte la loi de la rétribution. Aussi puis-je demander que cette personne soit trouvée et, si elle n’avait vraiment pas de mauvaise intention, je devrais pouvoir lui pardonner. C’est ce qu’aurait fait mon père, ce héros, dans sa grande mansuétude.

Raymond Farhat est parti. Mais au-delà de la tragédie, il me reste cette consolation peut-être que Dieu en a voulu ainsi. Je persiste à dire que l’accident du doyen est l’illustration éclatante de la décadence de ce pays, au fond du gouffre. J’espère que cet appel vous permettra, vous lecteurs, à fermer un instant les yeux et à penser : « Cet accident aurait pu nous arriver à nous, à un de nos proches », car rien n’est exclu dans ce pays. Alors, en présence de toute cette décadence, pouvons-nous vraiment nous taire ?

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Nous sommes le 5 mai 2023. Il fait beau. Le doyen Raymond Farhat, 86 ans, décide de faire une promenade près de sa maison à Abd el-Wahab, Achrafieh. Surgit une mobylette. Elle s’approche dangereusement. Le motard s’éjecte du véhicule. La moto fauche le doyen. Il tombe par terre. Les caméras des magasins environnants ont filmé l’accident. Les témoins essaient de le réanimer. Les...
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