
L'affiche de l'antifestival décolonial. Photo DR
« Silence, ça tourne. Ou bien ça tire. Ça exploite. Ça divise. Ça bombarde. » Dans son communiqué, le Décolonial Film Festival (DFF) dénonce une industrie du cinéma qui n’honore plus son époque, ignore les crises graves que nous traversons – comme la guerre à Gaza –, voire censure ceux qui oseraient parler. Il propose une alternative engagée, accessible et collective. Rencontre avec trois membres de l’équipe : Sam Leter (programmation et coordination), Mélissa Ada (vidéaste chargée des interviews avec le public) et Thémis Belkhadra (programmation musicale).
En mai 1968, les militants avaient entravé le Festival de Cannes, aujourd’hui vous choisissez un mode d’action complètement différent : organiser, aux mêmes dates, un festival qui en prend le contre-pied et met en lumière toutes les problématiques étouffées. Pourquoi ce choix ?
Sam Leter : C’est une question que je me pose souvent en ce moment : quelle est la manière la plus efficace pour confronter nos activités culturelles à ce qu’il se passe aujourd’hui ? Faut-il juste boycotter ces festivals et faire en sorte qu’ils n’aient pas lieu ; ou alors essayer de créer une proposition alternative où l’on peut pleinement avoir notre place ? J’ai l’impression qu’en France on est facilement dans l’opposition sans prendre le temps et l’énergie d’essayer de construire quelque chose de nouveau. En ce moment, il y a des gens en train de manifester à Cannes, comme le collectif « Sous les écrans la dèche » qui se mobilise beaucoup. C’est nécessaire, mais en fin de compte on est toujours en train d’accepter un système qui exploite, et on continue d’y retourner quoi qu’il arrive. Proposer une nouvelle option peut faire en sorte que Cannes ait moins de pouvoir et perde son monopole sur l’espace médiatique.
Mélissa Ada : Il y a aussi un réel manque de représentativité dans le cinéma. Le DFF permet à notre génération d’avoir un espace qui lui ressemble et qui raconte nos histoires communes.
S.L. : D’ailleurs, de ce point de vue, on ne crée pas tant une alternative qu’une nouvelle porte d’entrée dans le cinéma ! Beaucoup de personnes qui viennent à nos séances ne sont pas habituées des salles.
Thémis Belkhadra : On a voulu proposer des films qui nous parlent et les regarder ensemble, sans les strass et les paillettes d’un festival élitiste qui vient aussi forcément avec sa part de censure et dissimule une partie de ce monde du cinéma. D’ailleurs, la cartographie du DFF est intéressante, parce qu’elle met en lumière des salles qu’on ne connaît pas forcément, comme le Luxy à Ivry, qui est magnifique. Les films passent dans des cinémas à Saint-Denis, à Saint-Ouen… tout un parcours pour rappeler que derrière tout ce qui brille, il y a un tas de gens qui ne vivent pas le cinéma de la même manière.
Un axe du programme est intitulé « Résistances », avec par exemple le film « Who is Afraid of Ideology ? » de la réalisatrice libanaise Marwa Arsanios qui traite de patriarcat, de capitalisme, d’écologie… On vit des temps de crise à plusieurs niveaux : sociale, politique, environnementale. Comment le cinéma peut-il lui aussi résister ?
S.L. : C’est d’ailleurs la revue Débordements, qui est une revue de cinéma politisée, qui a choisi ce film ! Pour le prendre comme exemple, il permet de montrer différents modèles de vivre ensemble. Si le cinéma a un rôle à jouer, c’est justement en essayant de construire de nouveaux types d’imaginaires et envisager d’autres manières de percevoir la société. L'un des autres axes s’intitule « héritages » et parle d’histoire : comprendre comment les choses se sont façonnées permet d’avoir une meilleure lecture de l’actualité. Voir des films sur la colonisation permet par exemple de pouvoir lire ce qu’il se passe à Gaza ou en Kanaky (Nouvelle-Calédonie, NDLR) en comprenant quels liens sont créés et à quel point c’est systémique. Le cinéma permet de voyager partout dans le monde : pour son film, Marwa Arsanios est allée en Irak, en Syrie, en Colombie et au Liban pour présenter des témoignages de femmes aux idéologies politiques très fortes. Ça nous permet à nous, « spectateurices » en région parisienne, de nous inspirer de ces approches variées.
Le comité du festival est d’ailleurs intersectionnel, constitué d’organisations antiracistes, féministes, queers et diasporiques, là où d’autres festivals brillent davantage par une neutralité qui peut désintéresser.
T.B. : Si l’annonce du DFF a suscité tant d’engouement, notamment chez des personnes qui ne sont pas cinéphiles, c’est beaucoup pour son caractère décolonial. C’est un concept qui n’a jamais été aussi présent dans la culture populaire. Des gens qui ne sont pas politisés ont maintenant ce mot à l’esprit. C’est aussi dû à son aspect intersectionnel qui lie des problématiques différentes. Les rapports de domination sont très liés au colonialisme. Déconstruire le colonialisme, c’est repenser notre rapport les uns aux autres, notre rapport à la terre, notre rapport à la culture. L’idée de réunir des cinéclubs spécialistes de leur région comme le Festival Ciné-Palestine ou Cinéwax pour les cinémas africains permet de construire une parole commune.
S.L. : Ça amène aussi des publics très variés qui découvrent d’autres histoires qu’ils peuvent lier à la leur. Lors d’une discussion, une spectatrice martiniquaise a demandé à l’acteur Alexandre Desane, qui a interprété Frantz Fanon, ce que Fanon a gardé de la Martinique pendant sa période algérienne. Et Desane a répondu : « Fanon était algérien parce que martiniquais. » L’expérience de la colonisation en Martinique lui a permis de lutter en Algérie. C’est ce genre de connexions qu’on veut provoquer et de nouvelles solidarités.
Le DFF se conçoit en opposition à un cinéma élitiste qui n’est accessible qu’à certains publics. Comment réussir à ramener au cinéma ceux qui s’en sont détournés ?
M.A. : Désacraliser le cinéma, c’est aussi une forme de résistance. Beaucoup de gens n’y ont pas accès. C’est important pour nous de pouvoir proposer des places à des tarifs abordables, et aussi, grâce au crowdfunding, des places solidaires pour les personnes qui n’auraient pas les moyens de les acheter.
T.B. : Pour toucher davantage de personnes, les réseaux sociaux ont aussi été d’une grande aide. Le festival a été beaucoup relayé par des comptes comme Paroles d’honneur ou Histoires crépues, qui fait partie de la programmation. Ils participent à une diffusion de récits.
Votre festival dénonce les abus de pouvoir qui ont lieu dans le cinéma institutionnel et défend un souci de transparence et d’horizontalité, comment cela se met-il en place ?
T.B. : Déjà, il faut dire qu’on s’est pour beaucoup rencontrés dans le cadre des mobilisations pour la Palestine, ce qui a permis d’emblée d’avoir entre nous un rapport de solidarité et d’égalité qui s’est poursuivi quand on a commencé à travailler ensemble. C’est aussi convertir les paroles en actes : si on manifeste depuis des mois contre l’oppression, on ne peut pas recréer des rapports de force. Cette équité a été primordiale, et c’est aussi ce qui nous a tous fait sentir à notre place, et volontaires. Pour ma part, j’ai rejoint le projet un peu plus tardivement, pour faire la programmation musicale, et j’ai été très étonné de voir que tous les artistes étaient rémunérés mais sans que jamais le poids financier ne soit mis sur le dos du public en augmentant les tarifs.
S.L. : La plupart des festivals dépensent la majorité de leur budget pour faire venir des stars, parce que ça amène du monde, mais c’est au détriment de la rémunération de leur équipe. Notre modèle a été de davantage donner la parole au public. On a fait moins de séances avec des intervenants, en animant nous-mêmes des débats avec la salle. Nous avons toutes travaillé avec une intention sincère. Il y a du sens à tous les niveaux de l’initiative. Par exemple, l’illustratrice de l’affiche, Aude Abou Nasr, est libanaise et a une pratique très engagée dans son travail artistique. D’ailleurs, elle a demandé que les bénéfices de la vente qui devaient lui revenir soient reversés à des familles à Gaza.