4 août 2020, le film Costa Brava, Lebanon entre en phase de préproduction lorsque le port de Beyrouth explose. Malgré le chaos, l’équipe décide de poursuivre le projet porté par la réalisatrice Mounia Akl et la productrice Myriam Sassine. Cyril Aris prend alors sa caméra pour documenter ce tournage mouvementé. Il est loin d’imaginer tous les obstacles auxquels le film fera face. De l’explosion à la crise économique, en passant par une pandémie, des inondations et le contexte politique, comment créer dans un monde qui s’effondre ?
Vos premières images datent du 4 août, aviez-vous déjà l’idée d’en faire un film ?
Au début, c’était surtout un instinct de filmer, face à ce que je sentais être le déclin total de Beyrouth. L’idée du film a commencé alors que je marchais dans Gemmayzé, dans Achrafieh : les quartiers où je suis né et où j’ai grandi. Je voyais la ville complètement défigurée, des rues que je ne reconnaissais plus. J’ai commencé à filmer parce que quand on lève une caméra, on met une sorte de filtre entre nous et la réalité, ça devient moins réel et ça aide à digérer. J’ai filmé les gens qui sont venus des quatre coins du Liban pour aider à reconstruire Beyrouth : c’est très libanais, de reconstruire directement. C’est là que j’ai commencé à me demander quelle devait être ma position en tant que cinéaste et documentariste dans cette dystopie. Et j’ai vu que l’équipe du film Costa Brava se posait la même question. Quel est notre rôle ? Quel est le rôle du film dans ce contexte-là ? Je me suis dit que si je voulais parler d’un Beyrouth qui se reconstruit – ce qui est quelque chose de général et vague –, il fallait le faire à travers une histoire très spécifique, dans laquelle je me retrouvais moi-même puisque nous nous posions la même question sur le rôle du cinéma et de l’art. J’ai donc décidé de canaliser l’histoire sur ces personnages-là. Et à travers cette histoire, il y a déjà une forme de narration : vont-ils réussir à faire le film ? Quels seront les obstacles à surmonter ? J’ai senti qu’à travers ces obstacles-là, je pouvais peindre une histoire de Beyrouth et de tous ses habitants qui essayent de se reconstruire dans un contexte apocalyptique.
Le film vous a-t-il aidé à trouver des réponses à ces questions sur la place du cinéaste face à la catastrophe ?
Le film pose ces questions mais il n’y a pas de réponse très claire. Je pense que le cinéma permet de guérir, c’est un outil de catharsis. Mais en même temps, une fois le film réalisé, l’équipe revient à Beyrouth qui est encore plus en déclin qu’au début du film. On peut dire cyniquement que le cinéma peut aider l’artiste lui-même mais qu’en est-il vraiment à l’échelle nationale ? Cela dit, si l’on pense à l’histoire du cinéma français, la Nouvelle Vague a eu un vrai impact social et un effet catalyseur en mai 68. Le film repose sur cette ambivalence du rôle du cinéma : on voit d’un côté Mounia qui veut rêver, croire que ce film peut apporter un changement – et ça a aidé toute l’équipe –, mais en même temps il y a le côté un peu plus cynique incarné par Myriam qui nous ramène à la réalité et nous rappelle que tout s’écroule autour de nous.
Progressivement, la fiction de Mounia Akl se confond avec le réel que vous filmez. La dystopie se fait rattraper par la réalité. Quelles sont les forces particulières du documentaire pour aborder l’effondrement ?
J’aime beaucoup le format du documentaire car il offre une grande liberté quand on tourne. On découvre l’histoire peu à peu, on essaye de capter des émotions très réelles, alors que dans la fiction, on fait tout pour essayer de répliquer cet aspect-là. La fiction est très contrôlée, là où le documentaire est bien plus libre. Mais finalement, ils veulent transmettre la même chose. La question que Mounia et moi posons est la même, et c’est la même question que Maroun Bagdadi se posait dans Murmures (1980) dont j’ai mis des extraits dans mon film. C’est intéressant que tous ces films se répètent, car l’histoire du Liban elle-même se répète. Le cinéma est un miroir de la société.
Il ne s’agit pas ici simplement d’un film sur un autre film : les problèmes auxquels le tournage fait face ne sont pas liés à la production ou la réalisation, mais sont imposés de l’extérieur par l’effondrement du pays…
C’est exact. Il y a les personnages principaux de Mounia, Myriam et l’équipe, mais, le vrai personnage, c’est Beyrouth. Beyrouth qui est tout autour d’eux et qui impose sans cesse ses contraintes, que ce soient des contraintes physiques ou psychologiques. J’ai voulu montrer ce que c’est d’essayer de construire quand on est entourés par le trauma, un trauma qui ressort par des sons, par des souvenirs… Les problèmes de Beyrouth, on peut les voir à la télé. C’est différent de vraiment les sentir, et sentir leur impact sur le quotidien.
Des vidéos et des photographies prises au téléphone portable, des réunions en visioconférence, des archives historiques, des plans filmés au drone… Vous intégrez de nombreuses formes d’images dans votre documentaire, comme si l’on n’était jamais rassasié de traces du réel. Ce besoin de témoigner semble vital. Avez-vous peur de l’oubli ?
C’est une vraie question. Particulièrement au Liban, où le cinéma sert d’histoire. À l’école l’histoire s’arrête aux années 70, au début de la guerre, car après il n’y a plus d’histoire commune. Personnellement c’est le cinéma libanais, les films de Maroun Bagdadi, de Jocelyne Saab, de Randa Chahal et tous ces cinéastes qui m’ont fait découvrir l’histoire du Liban. Et quelque chose de plus profond que les chiffres, à savoir cette sensation d’être dans les rues de Beyrouth et ressentir l’expérience vécue. Je pense que le cinéma au Liban a cette fonction historique et sociale en écrivant l’histoire que l’on n’a pas. C’était très important de continuer cette tradition et d’essayer d’ajouter notre propre touche en tant que cinéastes contemporains.
La fin du film est porteuse d’espoir, entre le succès du film de Mounia et les paroles de son père, figure de sagesse dans votre documentaire, qui estime que ces catastrophes seront un électrochoc pour la jeune génération. Êtes-vous optimiste pour le pays ?
Oui. Si on fait toujours du cinéma et si on ose encore rêver, c’est justement parce qu’on a encore cette note d’espoir. Et cela va au-delà du cinéma. Il y a beaucoup d’artistes qui émergent malgré les contraintes. Comme si elles nous poussaient à vouloir nous dépasser et exister à travers l’art. Un désir exacerbé par le fait qu’on n’ait pas vraiment le droit de rêver à Beyrouth, parce qu’à chaque fois on se prend une claque dans la gueule. Ça a toujours été le cas durant les cinquante dernières années : à chaque petite espérance on se retrouve avec une nouvelle crise. Le pessimisme nous hante. Mais en filmant Mounia et son père, j’ai été très surpris par cette sagesse et l’optimisme qu’il transmet à la jeunesse. Je m’attendais à ce qu’il soit plus cynique. C’est ça l’identité du Liban. Toute la société repose sur un espoir qui n’est parfois pas très fondé mais qui fait qu’on se retrouve avec une certaine joie de vivre et un humour qui ressort en temps de crise.