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Actualités - OPINION

Sans état d’âme Gaby BUSTROS

Ceci est un appel sincère et amical, sans jugement aucun, à ceux qui désespèrent de la situation et voudraient tant être ailleurs. À lire les courriers quotidiens qui n’expriment que tristesse, désarroi, révolte ou déception, tous parfaitement justifiés, je dois dire en toute sincérité que nous, Libanais, avons de la « chance » de vivre ici en ce moment. Je sais, le mot chance est totalement inadéquat, mais je n’en trouve pas d’autre. De prime abord c’est fou à dire, ou incongru, c’est crâner ou faire l’intéressante. Mais arrêtez-vous un instant et vous verrez qu’il vous est arrivé d’éprouver la même chose, si vous avez vécu les autres guerres, entre 75 et 90. Sinon, justement, ceci est pour vous. Vous les jeunes surtout… Sachez d’abord que toute guerre finit par devenir un « style de vie », parce que l’homme s’adapte à tout et que les moments de répit sont nombreux. Nombreux et excessivement savoureux. Mais en général et dans votre quotidien, vous éprouverez un sentiment de satisfaction profonde après avoir accompli vos actes les plus ordinaires, comme de rapporter une « rabta » de pain frais après une queue interminable chez le boulanger. Sachez que les quelques heures ou quelques jours de répit, après un enfermement insupportable, ont un goût et une intensité que le plus beau voyage ne peut vous apporter. En ces temps-là, plus rien n’est « gratuit », ni la lumière, ni le pain, ni l’école, ni rien ! Tout est plus rare et plus difficile, donc plus précieux, y compris la vie, cette vie que par ailleurs on traite comme si elle ne vaut rien, souvent même en temps de paix. Alors qu’en temps de guerre, tout devient accomplissement et émerveillement. Le moindre geste de solidarité ou d’amitié, souvent de la part de simples anonymes, provoque en vous un sentiment de joie et de reconnaissance inouï. Que de surprises, que de moments intenses, alors que nous manquons de tout. Mais comme on s’y est habitué et qu’on a appris à y remédier, on réduit nos besoins à l’essentiel vital et absolu. Ce qui nous jette en plein visage l’image de ce gaspillage si nécessaire à l’épanouissement de l’économie mondiale, si meurtrier pour la planète. Mais cela n’est que souvenirs d’une époque révolue, et aucune guerre ne ressemble tout à fait à une autre. Aussi, le monde a beaucoup changé. Contrairement au passé, où le Liban était un cas dément, isolé et tragique – à l’image d’un enfant lâché dans une arène de fauves – aujourd’hui le Liban est au centre d’une tourmente qui a envahi la planète. Nous ne sommes plus seuls. Le 9/11 a réveillé tout le monde, et la conscience de certains. Mais tous les pays, grandes puissances comprises, vont apprendre à vivre, quelques années au moins, dans un état de guerre, ni froide ni totale, mais familière pour beaucoup d’entre nous. Une guerre contre la terreur et contre l’obscurantisme. Et nous, de par notre idéal, placé si haut sur la barre, de par notre simple existence en ce point du globe, sommes à l’avant-poste de tous les affrontements et de ses solutions. Seulement cette fois, ça ne peut plus finir en queue de poisson. Au moins ça ! Alors, n’est-ce pas une chance ? D’y prendre part, d’en voir la fin, quels que soient le temps qu’il faudra et le sang versé. Avoir un destin et savoir le reconnaître, c’est quelque chose déjà. Choisir de rester au Liban, assumer le destin de ce pays, aussi risqué soit-il, aussi douloureux, révoltant, frustrant, c’est avoir une certaine mission, en toute âme et conscience. Et même si beaucoup estiment qu’ils n’ont pas eu de choix, malgré eux, malgré tout, ils deviendront des « résistants » . Et ça, c’est plutôt valorisant. Surtout si on regarde ailleurs, là où les valeurs et les idéaux se sont évaporés, où la vie a été réduite à un jeu sans grand intérêt, monotone et tout tracé d’avance. Sociétés amollies, confortables mais malades, où l’homme ne joue plus qu’un rôle de client, de zappeur, de manipulateur de boutons et autres automatismes auxquels la vie moderne le réduit. Ce serait donc la fin d’une certaine civilisation, ou celle de ses débordements, du gaspillage et du matérialisme, du je et du moi érigés en buts suprêmes, avec les inégalités honteuses que le pouvoir de l’argent entraîne. En mon for intérieur, je sais que nous ne sommes pas là rien que pour ça. Pas vous ? Bien sûr, il y a des exceptions à tout. Chercheurs, humanistes, penseurs et poètes, vrais héros aux prises avec le politiquement correct, ou les réalités de la vie… Depuis toujours, ce sont eux qui nous font avancer. Eux dont les noms et les bustes devraient orner nos places et nos avenues. Bien sûr qu’il y a du bon, du très bon qui nous vient de ces pays qui, par la nature des choses, entament leur déclin. C’est inévitable. Et nous sommes engagés dans cette révolution globale où personne, aucun pays ne sera plus à l’abri. Le terrorisme frappe là où il peut. Ses raisons sont diverses et multiples, comme le sont ses apôtres. C’est « leur » style de vie. N’oublions pas le nôtre. À ce propos, je pense à mon père qui tenait à ce que nous passions à table à 13 heures pile, malgré les obus : « Jusqu’à ce que mort s’ensuive, disait-il, et qu’ils aillent tous au diable… » Et la mort est venue, et la vie continue. Maintenant j’entends souvent les « vétérans » avouer à voix basse encore : « Comme la vie est fade en comparaison… » ou « qu’elle est schizophrène cette situation de ni guerre ni paix, ni vainqueur ni vaincu… Yalla, qu’on en finisse ! » Et surtout « qu’il est bête de mourir dans un accident d’auto sur une route d’Europe ! » En effet, mieux vaut cent fois être martyr. Et puisque ça n’est pas donné à tout le monde, mieux vaut cent fois rester au Liban et être résistant. Article paru le Vendredi 15 Juin 2007
Ceci est un appel sincère et amical, sans jugement aucun, à ceux qui désespèrent de la situation et voudraient tant être ailleurs.
À lire les courriers quotidiens qui n’expriment que tristesse, désarroi, révolte ou déception, tous parfaitement justifiés, je dois dire en toute sincérité que nous, Libanais, avons de la « chance » de vivre ici en ce moment. Je sais, le mot chance...