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Nos Lecteurs ont la Parole

Le pays du Cèdre entre les mains des fils d’Ourouk !

Le pays du Cèdre entre les mains des fils d’Ourouk !

Les cèdres du Barouk. Photo Wissam Moussa

Il n’y a pas de meilleur représentant que Jean-Jacques Rousseau pour illustrer, en quelques mots, la dualité éternelle entre le collectivisme et l’individualisme qui continue de rendre l’humanité perplexe et d’affliger notre société libanaise depuis plusieurs décennies. Il dit : « En effet, s’il n’est pas impossible qu’une volonté particulière s’accorde sur quelque point avec la volonté générale, il est impossible au moins que cet accord soit durable et constant ; car la volonté particulière tend, par sa nature, aux préférences, et la volonté générale à l’égalité. » Cette dualité repose essentiellement sur le besoin instinctif des humains de survivre, parfois poussé à l’extrême par le désir de devenir immortel, laissant les individus ensorcelés par leurs propres besoins tout en oubliant que leur survie dépend de celle de leur société. Il y a là un litige qui remonte au premier texte épique connu dans l’histoire de l’humanité. Dans l’épopée de Gilgamesh, ce souverain ambitieux d’Ourouk nous annonce : « Écoutez anciens d’Ourouk, je veux moi, Gilgamesh, voir celui dont on parle, celui dont le nom épouvante le pays, je veux le combattre dans la forêt des cèdres, je veux couper les cèdres et me faire un nom immortel. Je ferai entendre au pays les récits du fils d’Ourouk, et le pays dira : qu’il est vaillant ce fils d’Ourouk. »

Il y a sept mille ans, une civilisation urbaine naquit dans un lieu improbable : les marais boueux du sud de la Mésopotamie. Ce berceau aqueux de la civilisation, entre les rivières Tigre et Euphrate et le golfe Persique, engendra la première grande métropole de l’humanité, Ourouk. Poissons et gibier abondants attirèrent des chasseurs-cueilleurs qui commencèrent à s’installer définitivement à Ourouk. Avec le temps, ces petits villages se sont fusionnés en une société complexe et multiethnique. La première civilisation à Ourouk initia des avancées monumentales en architecture, en arts, en mathématiques, en administration et en technologie – des avancées qui résonnent encore aujourd’hui. Il s’agit de l’effet des inondations, du cours d’eau changeant et des dunes envahissantes qui menaçaient les communautés fragiles des marais. Surmonter ces défis nécessitait une organisation communautaire relativement sophistiquée. Pourtant, le chemin vers le progrès fut semé d’un prix élevé. La concentration de dizaines de milliers de personnes favorisa l’inégalité, la violence, l’esclavage et la contrainte environnementale. Certaines preuves archéologiques indiquent que des sociétés comme celle d’Ourouk étaient rigoureusement stratifiées marquées par des classes d’esclaves, les premières de leur genre dans l’histoire de l’humanité. La guerre elle-même est devenue endémique suite à l’augmentation de la population et la concurrence s’intensifiait pour les terres et les ressources. Les coûts de la civilisation étaient déjà présents lorsque Gilgamesh, le roi légendaire d’Ourouk, s’aventura au-delà des magnifiques murailles de sa cité à la recherche de sens à sa vie. Là-bas, le monarque, fatigué, découvrit que tandis que les vies humaines individuelles sont éphémères et que ce ne sont que les réalisations collectives de l’humanité qui possèdent le potentiel pour une sorte d’immortalité. Il y a quatre mille ans, des changements climatiques et des échecs dans l’agriculture ont renversé les dernières dynasties mésopotamiennes. Mais les civilisations urbaines étaient résilientes et les fondements initiés à Ourouk ont été préservés, adaptés et développés par les sociétés successeurs à travers le Moyen-Orient.

Pour revenir à l’épopée de Gilgamesh, maintenant que son contexte a été situé, cette dernière continue : « Ils franchissent l’entrée et arrivent au cœur de la forêt. Séduits, ils regardent la montagne verte et admirent la beauté des cèdres. Ils suivent les pistes bien tracées que Houmbaba utilise. Ils contemplent la montagne des Cèdres, demeure des dieux, sanctuaire de la souveraine Ishtar. Autour d’eux, partout les cèdres se dressent, leur ombre immense et leur senteur réjouissent le cœur… Gilgamesh prend sa hache et se met à couper un cèdre, sa chute fait un bruit assourdissant lorsque Houmbaba l’entend, il s’écrie furieux : Qui a pénétré dans la forêt et a porté la main sur les arbres qui poussent sur ma montagne ? Qui a coupé le cèdre ? » Suite à un combat, la mort du gardien de la forêt des cèdres par Gilgamesh l’engagea dans un conflit avec Ishtar, ce qui lui a coûté, en conséquence, la vie de son ami Enkidou. Affligé par cette perte, Gilgamesh multiplia ses conquêtes à la recherche du sens et de sentiment d’immortalité. En fin de compte, Gilgamesh a compris que ce n’est que la sagesse qui nous aidera à comprendre la vie et la mort et que c’est le fait d’être un roi à un peuple qui prospère qui aidera l’humanité et le rendra immortel sans toutefois combattre la mort à travers l’exposition au danger !

Et l’histoire continue… Il s’agit d’une répétition qui n’a jamais pris fin. Ce pays du Cèdre n’a cessé d’être la cible des rois qui voulaient s’accaparer de son essence. Nombreux sont ceux qui ont voulu chercher leur immortalité entre les bras de ce pays. Nombreuses sont les villes qui ont été construites suite au modèle d’Ourouk. Nombreuses sont les forêts de cèdres qui ont succombé pour donner un certain sens d’invincibilité à des mortels fragilisés par leur individualisme et leur faim d’immortalité. À chaque fois qu’une réussite dans l’effort de civilisation et de la vie collective commence à se dessiner à l’horizon, au pays du Cèdre, un certain Gilgamesh se charge d’esprit et se missionne dans le but de vouloir marquer l’histoire de l’humanité par la réalisation de ses propres besoins. À chaque fois que des exploits tels que l’organisation, la technologie, le commerce, la littérature commencent à donner à cette région du monde son essor qu’elle mérite, nous commençons à sombrer dans les difficultés de la vie en communauté et nous plongeons dans les abîmes de la stratification de la société, du recul développemental, de l’injustice, de la discrimination et de l’ignorance. Cela est une preuve saillante que nous sommes véritablement les fils d’Ourouk et que le modèle que cette ville a instauré depuis le début de la civilisation reste immuable même après sept mille ans ! Nous ne nous limitons jamais aux barrières imposées par la vie collective et nous sombrons dans l’individualisme ou le besoin d’un sous-groupe d’individus, empêchant ainsi le vrai collectivisme de voir le jour. Cela est d’autant plus renforcé par le fait que le peuple du pays du Cèdre se rend insouciant de son histoire gravée dans l’un des premiers récits écrits de l’histoire de l’humanité parce que ce peuple ne cesse d’être bombardé de mille et une autres histoires plus tangibles et assez dramatiques dans son quotidien. Parmi ce peuple, il y en a ceux qui cherchent toujours l’immortalité, ceux qui conquièrent, ceux qui vont chercher leur exploit ailleurs, ceux qui organisent, ceux qui démolissent et ceux qui restent inactifs, inertes, suffisamment en apesanteur pour pouvoir jouer un rôle. Jean-Jacques Rousseau l’a bien exprimé depuis le XVIIIe siècle quand il écrit : « Plus le concret règne dans les assemblées, c’est-à-dire plus les avis approchent de l’unanimité, plus aussi la volonté générale est dominante ; mais les longs débats, les dissensions, le tumulte, annoncent l’ascendant des intérêts particuliers et le déclin de l’État. » D’une façon plus concrète, nous, les fils indirects d’Ourouk, gardiens des villes de la civilisation qui s’est épanouie sous l’ombre du cèdre du Liban, nous témoignons et participons au déclin de notre État et notre sens tout en appliquant des stratégies qui nous font croire qu’on est en train de se préserver, chacun à sa façon. Pour sortir de ce cercle de répétitions éternelles, il n’y a qu’une seule recette : refocaliser nos objectifs individuels en fonction des demandes de notre vie collective. Sinon, nous continuerons à subir le châtiment qui nous est actuellement infligé par les homologues d’Ishtar nous poussant éventuellement à nous contenter de la satisfaction qui nous est amplement fournie entre les murailles de notre équivalent d’Ourouk !

Rami BOU KHALIL, MD, PhD

Chef de service de psychiatrie

à l’Hôtel-Dieu de France

Professeur associé

à la faculté de médecine

de l’Université Saint-Joseph

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Il n’y a pas de meilleur représentant que Jean-Jacques Rousseau pour illustrer, en quelques mots, la dualité éternelle entre le collectivisme et l’individualisme qui continue de rendre l’humanité perplexe et d’affliger notre société libanaise depuis plusieurs décennies. Il dit : « En effet, s’il n’est pas impossible qu’une volonté particulière s’accorde sur...
commentaires (1)

Très intéressant

Eleni Caridopoulou

19 h 33, le 17 avril 2024

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Commentaires (1)

  • Très intéressant

    Eleni Caridopoulou

    19 h 33, le 17 avril 2024

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