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Culture - Littérature

Jean-Baptiste Andréa : « La petite tyrannie intime et la grande tyrannie politique sont les mêmes »

Le lauréat du prix Goncourt 2023 et du Choix Goncourt de l’Orient, concours organisé par l’AUF en partenariat avec l’Institut français du Liban, a rencontré ses jeunes jurés. 

Jean-Baptiste Andréa : « La petite tyrannie intime et la grande tyrannie politique sont les mêmes »

L'écrivain Jean-Baptiste Andréa, prix Goncourt 2023. Photo AFP

Tout ancien élève de Sciences Po Paris qu’il est, il a pris la tangente. Il n’est pas resté là où on l’a attendu, là où on lui a dit qu’il valait mieux aller. Il a choisi de suivre sa route, son chemin, l’appel de l’écriture et aujourd’hui avec la consécration du Goncourt, il dit en éprouver une grande satisfaction. Dans une rencontre virtuelle par Zoom, organisée par l'AUF Moyen-Orient en partenariat avec l'Académie Goncourt, et animée par Salma Kojok, présidente du prix Goncourt de l’Orient, Jean-Baptiste Andréa a généreusement partagé avec les étudiants universitaires venus de partout – Tunis, Alexandrie, Beyrouth… onze pays francophones – sa passion pour la littérature et les coulisses de son métier tel qu’il le conçoit.

Il ne distingue pas l'écrivain de l'artiste. Un écrivain est un artiste et quand il s’appelle Jean-Baptiste Andréa, il recherche et cultive surtout la beauté pour se « rafraîchir le regard » qui peut être facilement terni et « tourné sur la noirceur dans le monde violent et anxiogène qui nous entoure» comme il le relève. Là où « la petite tyrannie intime » autant que celle de l’histoire pourrait être écrasante, « la littérature (vient) dé-fossiliser », dit l’auteur de Veiller sur elle, une saga historique et lumineuse et sans complaisance.

Comment continuer à voir la beauté quand la violence est prégnante comme c’est le cas dans ce roman qui se passe dans l’Italie fasciste et durant la Seconde Guerre mondiale et comme c’est le cas dans l’Orient d’aujourd’hui ? L’écrivain dit « mettre de la noirceur dans (ses) romans parce qu’il y a de la noirceur dans la vie. Je ne fais pas des romans feel good mais j’ai envie de dire que ça va aller mieux, que sur le long terme, il y a la lumière. Les ténèbres ne restent jamais ». Un vœu pieu ou un impératif pour survivre ? Jean-Baptiste Andréa revendique une dimension spirituelle à son œuvre : « Tous mes romans parlent de lumière », dit-il, insistant précisément sur cette éducation du regard, sur cet entraînement à le tourner vers la beauté, comme on entraîne un muscle. C’est aussi cela le privilège de « la création artistique et de l’amour, d’élargir le regard. Ils sont le « pendant de la joie et assurément les deux plus belles choses que peut faire un être humain», rappelle l’écrivain qui prône cette première, envers et contre tout, et qui traque la beauté.

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La façon de regarder le monde à laquelle invite le romancier échappe justement à ce qui est attendu tout comme la relation de ses deux héros. Amitié ? Amour ? Qu’importe, « c’est une relation singulière très, très forte, et très complexe ; une rencontre délestée des cases et tout ce qui est tracé d’avance ». « Je déteste les cases ou tout ce qui les représente », poursuit l’auteur, qui a aussi voulu se plier à l’exercice difficile de se mettre dans la peau d’une femme, et qui se rend compte avec effroi combien la situation de la femme aujourd’hui n’est pas très éloignée de ce qu’elle était dans l’Italie de 1916. Il note surtout et s’insurge contre l’oppression intime que Viola subit en tant que femme, et femme appartenant à une certaine société. Pour lui d’ailleurs, « la petite tyrannie intime, (y compris celle que l’on s’inflige à soi-même) et la grande tyrannie politique sont les mêmes ». La vague d’étroitesse d’esprit, de lâcheté qui oppresse ses héros le révolte ; mais à eux deux, « ils s’élèvent». C’est surtout à Viola que Jean-Baptiste Andréa rend hommage : «Mimo, c’est un peu moi le maladroit qui a envie de bien faire et qui va être élevé par elle. Il apprend d’elle (…) J’adore l’idée de deux êtres qui se rencontrent. » Si «sa rencontre avec Viola est ce qui sort Mimo de sa condition pour le propulser vers une destinée », comme le dit Salma Kojok, Jean-Baptiste Andréa confesse projeter dans ses livres son histoire à lui, qui est (cependant) moins romanesque, et à travers le personnage de Viola, vouloir rendre hommage aux femmes qui l’ont porté. Il concède à la gent féminine une intelligence supérieure.

Comme ses héros qui, par la grâce de leur rencontre, vont aller au-delà de leurs frontières, l'écrivain remarque « (avoir) mesuré jusqu’à quel point (il s’est) battu » pour dépasser ses propres frontières imposées par un discours social limitant, notamment en ce qui concerne le choix de se consacrer pleinement à l’art et d’une certaine façon d’être que ce choix symbolise. « Au bout de ce chemin, j’ai l’impression de déposer les armes et d’un combat intérieur presque contre le monde entier », y compris contre certains proches, qui pensant le protéger le décourageaient sans cesse d’aller vers l’écriture avec des petits mots qui emprisonnent, dit-il, comme « personne ne t’attend ; tu n’y arriveras jamais ; seul les happy few réussissent». Mais l’écrivain, plein de l’accueil réservé à son dernier opus, dit « devoir même aux gens qui l’ont empêché et avoir laissé tout ça derrière lui ».

Prendre son destin en main

Il invite ainsi les étudiants à « prendre leur destin en main, à le conquérir malgré l’assignation, l’hostilité ». « Allez à la conquête de ce vous-même que vous voyez dans l’avenir. Ce ne sera pas sans fautes, mais allez-y, vous serez fiers de vous », leur lance-t-il.

« Je voulais être écrivain depuis mes neuf ans,» raconte-t-il encore. Artiste, écrivain reconnu, il l’est devenu malgré toutes les injonctions contraires. Et il exhorte précisément les jeunes qui l’interrogent «à aller jusqu’au bout de ce en quoi ils croient», même s’il sait que « les petits obstacles sont les plus grands», «la tyrannie qu’on s’impose » et comme nous sommes pris à des degrés divers ». C’est justement ce qui l’intéresse : « Veiller sur elle est un livre sur la tyrannie. Ce qui m’intéresse c’est l’humain », dit-il, qu’il aide peut-être, par son art, à s’en affranchir.

Il aurait ainsi choisi d’ancrer son histoire autour de l’art, «parce que probablement (il) y trouvait de l’espoir dans un monde où on vous dit de ne pas être artiste, où il n’y a pas de place pour être artiste». « Je me sens bien quand j’écris ; je me sens heureux. Je me crée un monde qui va mieux. » Et comme pour la sculpture, où il s’agit d’« enlever les couches inutiles pour atteindre le cœur précieux », comme le fait remarquer Salma Kojok, Jean-Baptiste Andréa dit s’attarder aussi, avant de se mettre à l’écriture en soi, sur la construction du roman, la solidité de la structure qu’il vise très symétrique. Il tient à son architecture : «J’emploie toujours l’image du pont et de deux piles, dit-il,  je suis physique. » Connaissant aussi à l’avance ses personnages et sachant où il veut aller, il révèle, de ce fait, ne pas souffrir du syndrome de la page blanche et que cette construction où rien n’est laissé au hasard est «paradoxalement aussi le résultat de ses vingt ans de cinéma et de la discipline que celui-ci lui a imposée». Il fait d’ailleurs remarquer combien l’écriture pour le cinéma est différente de l’écriture romanesque : « Intense émotionnellement », elle requiert un temps long et des temps d’arrêt ; elle est « comme une jachère », « il y a besoin que la terre se repose ».

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Dans une réalité de guerres et de violence, phagocytée par les algorithmes, des participants à la rencontre interrogent l’écrivain sur ce temps de jachère et l’action de la littérature dans le monde. Et bien que lucide, celui-ci se veut résolument optimiste : « Peut-être que le livre ne va rien changer dans les deux ans à venir » mais « on apprend beaucoup sur le monde dans lequel on vit dans les romans ». « Les livres qui sortent auront un impact dans la durée : dans vingt ans, dans trente ans (…) On est fonction des strates de lecture que nous faisons. C’est un corpus qui fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui ; on est bien le produit de l’ère des lumières, des grands textes littéraires qui ont travaillé l’humanité. Les livres et l’art, c’est ce qu’on a de plus précieux aujourd’hui. Un livre, c’est une pierre dans un grand édifice à long terme », conclut Jean-Baptiste Andréa.

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