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Moyen-Orient - Conflit Israël-Hamas

Une cagnotte en ligne pour sortir de l’enfer de Gaza

Face au spectre d’une offensive israélienne sur Rafah, les financements participatifs lancés par les Gazaouis pour sortir de l’enclave se multiplient sur les réseaux sociaux.

Une cagnotte en ligne pour sortir de l’enfer de Gaza

Un homme près du camp de déplacés de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 28 février dernier. Mohammad Abed/AFP

« J’ai longtemps été réticente à l’idée de le faire, mais c’est le seul moyen pour sauver nos vies. » Entre deux coupures d’internet, Farah pianote sur sa messagerie WhatsApp. Lorsque le réseau lui permet de communiquer, elle prend le temps de poser par écrit ce qu’elle traverse depuis le 13 octobre, date à laquelle elle et sa famille ont pris la décision de quitter leur maison de Tel al-Hawa, quartier résidentiel de « Gaza City ». « Quand l’armée israélienne a annoncé que tout le nord de Gaza deviendrait un champ de bataille, mon père s’est dépêché de trouver un appartement à Rafah, détaille l’étudiante de 20 ans. Nous pensions que ce ne serait que pour quelques semaines, comme lors des dernières guerres. Mais très vite, nous avons compris que celle-ci ne serait pas comme les autres. »

Après le domicile familial, le commerce de son père (seule source de revenus de la famille) ou encore l’Université al-Azhar (où Farah suivait une licence d’anglais), la jeune femme craint désormais que ce soient les chances de survie de sa famille qui ne s’effondrent également. « Jusqu’ici, nous étions surtout préoccupés par la situation de nos proches restés dans le Nord. L’une de mes cousines a été tuée d’une balle dans la tête alors qu’elle n’avait que 10 ans. assène-t-elle. Mais nous sommes de plus en plus inquiets. Il y a quelques jours, un immeuble tout proche du nôtre a été bombardé, à tel point que les vitres de notre appartement ont été soufflées. »

Tout comme les 1,4 million de Gazaouis réfugiés à Rafah, la jeune femme redoute les conséquences d’une potentielle offensive de l’armée israélienne sur le sud de l’enclave. Annoncée dans un premier temps au début du ramadan, prévu du 10 mars au 8 avril, celle-ci pourrait être reportée au profit d’une trêve observée pendant le mois saint de l’islam toujours en cours de négociations. Un instant de répit dont nombre de Gazouis espèrent profiter pour emprunter la seule porte de sortie encore à leur disposition : le fameux point de passage sous contrôle égyptien, qui ne s’ouvre qu’à une seule et unique condition. « Nous devons payer 7 000 dollars par personne, ce qui fait au moins 35 000 dollars pour que nous puissions évacuer mes parents, mon frère, ma petite sœur et moi », précise Farah.

« Pas d’autres choix »

Photos à l’appui, la jeune femme décrit l’ampleur du désespoir auquel elle fait face sur Gofundme, la plateforme de financement participatif sur laquelle de plus en plus de Gazaouis se sont résolus à lancer leur cagnotte en ligne (liens consultables en cliquant sur les prénoms). Le site, qui prend une commission de 16 % sur chaque don, en compte plus d’un millier. Les histoires s’y ressemblent avec leurs lots d’atrocités particulières. « Notre dignité nous interdit de demander de l’argent, mais je n’avais pas d’autre choix que de créer cette cagnotte, lâche-t-elle. Tout est devenu hors de prix ici à Gaza, y compris les produits de première nécessité. Maintenant que nous sommes arrivés au bout de nos économies, c’était la seule solution pour entretenir l’espoir auprès de ma famille. »

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Comme beaucoup, Farah a fait appel à un membre de sa famille résidant à l’étranger pour collecter les dons reçus sur la plateforme, qui couvre seulement 19 pays, essentiellement occidentaux. Si ses parents ont toujours accès à leur compte à la Banque de Palestine, les restrictions bancaires et le peu de liquidités circulant dans la bande de terre compliquent considérablement la réception d’argent liquide. C’est pourquoi l’étudiante a dû faire appel à son cousin Mohammad, qui a quitté Gaza il y a une dizaine d’années en direction du Canada, pour héberger la cagnotte. Ce dernier est chargé de transférer la somme récoltée vers l’Égypte, où résident d’autres proches, une fois qu’une partie suffisante de l’objectif fixé sera atteinte. Depuis l’Égypte, ces intermédiaires verseront l’argent à une agence de voyage, Hala Travel, ayant obtenu au fil des années le monopole de ce marché lucratif.

Capture d'écran du site Gofundme.

En épluchant les campagnes participatives, les variations des prix affichés indiquent en effet l’étendue de ce business connu sous le nom de « tansiq » (coordination). Un système informel mais désormais institutionnalisé qui consiste à faire passer la frontière aux Gazaouis bénéficiant d’un passeport sous la coordination des gardes-frontières égyptiens, moyennant une commission. L’opération consiste à faire monter chaque matin, vers 7h, environ 250 passagers, dont les noms sont annoncés à la dernière minute sur une application nommée « Qurubat », dans un convoi traversant le point de passage en direction de la capitale égyptienne.

Un marché vampirisé par Hala Travel, l’une des nombreuses sociétés de l’Organi Group, un empire commercial tentaculaire portant le nom de son architecte Ibrahim el-Organi. Fidèle parmi les fidèles du président Sissi, qu’il a épaulé lors de son coup d’État de 2013 en sa qualité de chef de la milice armée de la tribu des Tarabin, « l’homme le plus riche du Sinaï » a récemment obtenu la gestion d’un nouveau chantier de la plus haute importance par l’intermédiaire d’une autre de ses compagnies, Abna’ Sinai ». Comme révélé par l’ONG Sinai Foundation for Human Rights, de nombreux bâtiments sont en cours de construction le long de la frontière avec la bande de Gaza, entre les terminaux de Rafah et de Kerem Shalom. L’ensemble, qui serait encerclé par des murs en béton de sept mètres de haut, pourrait être destiné à accueillir plusieurs milliers de réfugiés palestiniens dans l’éventualité où l’Égypte devrait accueillir un exode massif de Gazaouis dans un futur proche.

Mais cette évacuation au compte-gouttes de la population de l’enclave est loin d’être née le 7 octobre. À l’époque, l’agence proposait déjà des allers simples vers Le Caire à partir du terminal de Rafah pour un tarif variant selon le bon vouloir de l’entreprise et des gardes-frontières. « Avant la guerre, quitter Gaza était déjà une épreuve difficile, mais pas autant qu’aujourd’hui, affirme Mohammad el-Masri, journaliste à Gaza. Pour les femmes, la procédure était plus simple : elles n’avaient qu’à s’inscrire sur une liste d’attente, et au bout d’un certain temps, elles sortaient. Pour les hommes en revanche, il a toujours fallu passer par le « tansiq». Le prix variait chaque mois, comme le cours d’une monnaie. Cela pouvait descendre à 300 dollars puis remonter jusqu’à 1 500. Aujourd’hui, les règles ont totalement changé : pour chaque passeport, le prix a été fixé à 7 000 dollars. Mais d’après ce qu’un ami qui vient de sortir m’a dit, c’est passé à 10 000 ces derniers jours », conclut-il.

« Je suis sûr que vous m’aiderez à sortir d’ici »

Ces tarifs funestement gonflés par l’explosion des demandes (et la gourmandise des gardes-frontières) seront également imposés à Younès*, 28 ans. Coincé aux portes de l’Égypte, il observe comme beaucoup d’autres les dons tomber dans son portefeuille virtuel en espérant qu’ils finissent par atteindre son objectif : 17 000 dollars. Le reste doit servir à couvrir les frais d’installation une fois arrivés au Caire, le temps de s’organiser pour la suite. « Tout d’abord, je m’excuse pour mon anglais médiocre, mais je suis sûr que vous comprendrez tous mon histoire et que vous m’aiderez à sortir d’ici », commence ainsi son annonce publiée sur Gofundme avec l’aide d’un ami vivant en Europe. Si Younès parvient à son objectif, l’argent collecté sera transféré à « une connaissance » basée en Égypte et chargée de verser la somme à Hala Travel. « Il faudra attendre près d’une semaine pour qu’ils inscrivent nos noms au point de passage de Rafah et nous appellent pour voyager », prévoit déjà Younès.

Mais les jours passent depuis sa publication, le 19 février, et les appels à l’aide de Younès se font de plus en plus pressants. L’imminence de l’offensive sur Rafah, où il a trouvé refuge, montre ses premiers signes, et sa cagnotte ne décolle pas. « Nous avons été bombardés il y a deux jours à 50 mètres de nous ! » s’alarme celui qui affirme avoir tout perdu. Lui était directeur d’un restaurant réputé de Gaza. Sa femme Noura* travaillait dans une entreprise pharmaceutique, deux établissements désormais complètement détruits. Avant la guerre, le couple prévoyant d’acheter un appartement, toutes leurs économies devaient y passer. De quoi assurer sereinement l’avenir et fonder une famille. Noura était enceinte quand la guerre a commencé. Mais la faim, le manque d’eau potable et les conditions sanitaires désastreuses ont eu raison de la santé de la jeune femme. Lors d’une opération qu’elle a dû subir en urgence, l’enfant est mort dans son ventre.

Depuis octobre, la vie du couple n’est qu’une inlassable suite de déplacements du nord au sud de l’enclave. « Nous en sommes maintenant à la quatrième évacuation : de notre maison de Gaza vers Deir el-Balah, puis vers Khan Younès et enfin vers Rafah ». Face au poste-frontière, Younès a trouvé refuge sous une tente à même la rue, confie-t-il. « Personne n’a reçu de salaire à l’heure actuelle, nous vivons de l’aide de différentes organisations ou d’autres membres de la famille. » Sur le marché noir, les prix s’envolent : 5 dollars la tablette de chocolat, 15 le kilo d’oignons, 22 les 250 grammes de café.

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Toutefois, les rares histoires de Palestiniens parvenus à traverser le terminal de Rafah peuplent les espoirs de Younès. Tout comme ceux d’Ahmad, 39 ans, censé faire partie du convoi de vendredi dernier après avoir dépensé les 10 000$ désormais exigés par les gardes-frontières. Mais alors qu’il imaginait que son frère était arrivé en lieu sûr, Mohammad a eu la mauvaise surprise d’apprendre que le dernier membre de sa famille proche encore coincé à Gaza devait encore prendre son mal en patience dimanche matin. « Il m’a dit que les Égyptiens ne l’ont pas laissé rentrer au dernier moment lorsqu’il est arrivé au point de passage et l’ont ramené à l’intérieur de Gaza », regrette le cousin de Farah, qui espère malgré tout que Farah et sa famille soient en position d’emboîter le pas à Ahmad, dont l’évacuation est toujours « possible », d’après ses dires.

C’est pourquoi il s’efforce chaque jour d’attirer l’attention sur le cris de détresse de sa cousine : « J’essaie de donner de la visibilité à la cagnotte en payant des publicités sur les réseaux sociaux, mais cela ne suffit pas pour la faire décoller, déplore-t-il. Il y en a tellement que ce qui fait la différence, c’est souvent le nombre de followers. » C’est en grande partie grâce à sa récente notoriété numérique que Shayma, 25 ans et 13 000 abonnés sur le réseau X (ex-Twitter), a pu rassembler plus de 70 000 livres sterling en l’espace de deux mois. Une somme théoriquement suffisante pour garantir un bon de sortie, à elle et huit autres membres de sa famille, en guettant le feu vert de Hala Travel. « Il ne nous reste plus qu’à attendre que nos noms apparaissent sur la liste, se réjouit-elle. Si Dieu le veut, nous traverserons bientôt la frontière. » 

* Les prénoms ont été modifiés

« J’ai longtemps été réticente à l’idée de le faire, mais c’est le seul moyen pour sauver nos vies. » Entre deux coupures d’internet, Farah pianote sur sa messagerie WhatsApp. Lorsque le réseau lui permet de communiquer, elle prend le temps de poser par écrit ce qu’elle traverse depuis le 13 octobre, date à laquelle elle et sa famille ont pris la décision de quitter leur...

commentaires (5)

How can the Egyptian government allow some private companies that operate like human trafficking mafias, to charge distressed Gazans thousands of $ to evacuate. Why is this operation not coordinated by the Egyptian Army and police forces at minimal cost to Gazans? The Egyptians government and mafia affiliates are benefitting from the catastrophe in Gaza and price gouging a highly distressed population. These activities should be called out and denounced as corrupt.

Mireille Kang

06 h 30, le 05 avril 2024

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Commentaires (5)

  • How can the Egyptian government allow some private companies that operate like human trafficking mafias, to charge distressed Gazans thousands of $ to evacuate. Why is this operation not coordinated by the Egyptian Army and police forces at minimal cost to Gazans? The Egyptians government and mafia affiliates are benefitting from the catastrophe in Gaza and price gouging a highly distressed population. These activities should be called out and denounced as corrupt.

    Mireille Kang

    06 h 30, le 05 avril 2024

  • Ce n’est pas un comportement odieux. Ces gens font ce qu’ils peuvent pour sortir leur familles de l’enfer sous les bombes . Aucun gouvernement leur aidera. Une famille de ma connaissance a réussi donc à partir au Caire — grâce à un parent à l’étranger qui a ouvert la cagnotte.

    Hacker Marilyn

    16 h 12, le 04 mars 2024

  • Une CENTAINE DE MORTS lors d'une distribution d'aide à Gaza. Un responsable militaire israélien dit : Les soldats ont tiré des coups de semonce en l'air, puis ont tiré sur ceux qui représentaient une menace", a-t-il RECONNU (bizarre !), tout en assurant que les tirs avaient été "LIMITÉS" !!! . Le carnage : 30 500 morts 72 000 blesses, (c’est ce qu’on appelle LIMITÉ) ) ! ah oui c’est des .. Cafards ! à quel point peut-on être TOUJOURS HYPOCRITE et d’une « CRUAUTÉ EXTREME » ? Ils continuent leur carnage. bloquent , bombardent les PASSAGES HUMANITAIRES applaudis et justifier par certains.

    aliosha

    11 h 39, le 04 mars 2024

  • À la lecture de cet article, l'odieu comportement humain est à vomir. Toute opportunité à saisir pour se faire de l'argent est écœurante. La conscience des hommes l'a quittée et l'indécence le frappe sans égard !

    peacepeiche@gmail.com

    11 h 34, le 04 mars 2024

  • Pourquoi L'Egypte n'ouvre pas un peu ses frontières. Cela à avoir avec de la corruption ?

    Dorfler lazare

    19 h 06, le 03 mars 2024

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