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Nos Lecteurs ont la Parole

Liban, l’éternelle énigme

Le Liban et moi, c’est je t’aime moi non plus. Depuis toujours. Une relation houleuse avec un amant aussi beau que capricieux, aussi irrésistible que manipulateur, aussi satisfaisant que frustrant. Allez comprendre… D’autant plus que je ne suis certainement pas la seule. Mes mots doivent sonner juste auprès de presque tous les Libanais, de tous bords confondus, de toutes confessions et de toutes régions.

Il y a encore à peine trois ou quatre ans, je me suis mise en quête d’ailleurs, ayant décidé de rompre avec ce pays qui n’en finissait pas de mourir et de nous tuer à petit feu. Tout paraissait si sombre, tout était si triste, si mort, et les perspectives d’avenir réduites à néant. Les ruelles obscures de Beyrouth étaient sales, les bâtiments délabrés, les services se raréfiaient et les gens étaient d’une tristesse sans fond.

Dans les commerces, dans les bureaux, et jusque dans les cliniques des médecins qui sont restés, le désespoir était palpable, et l’ambiance suffocante.

Je me souviens que lors de mes rares déplacements dans les villes européennes, j’étais bouleversée de constater qu’ailleurs, on continuait à vivre. Et j’étais outrée des récriminations des Européens et de leurs plaintes incessantes, que je ne comprenais pas. On nous avait tout pris, nos dépôts en devises étrangères, notre ville, notre avenir, et des milliers d’entre nous garderont pour toujours dans leur chair le souvenir douloureux d’un certain 4 août.

Et nous sommes restés. Pour la plupart parce que nous n’avions pas vraiment d’autres options, et puis aussi parce que le monde se referme petit à petit, et que les bras occidentaux sont moins enclins à s’ouvrir pour nous accueillir.

Nous sommes donc restés. Doucement, péniblement, nous avons reconstruit nos vies. Et les rues se sont rallumées, et les bâtiments se sont relevés, et les commerces ont repris vie. La somme des initiatives privées, les efforts conjugués des uns et des autres, le travail des associations, ont rendu le Liban à nouveau vivable, et, je suis la première surprise à le dire, agréable.

Tout Beyrouth vibre. Les galeries d’art fleurissent partout, et font la part belle à nos artistes. Les restaurants rivalisent d’originalité et de diversité, les cafés-trottoir n’ont rien à envier à leurs homologues du reste du monde, et le Liban redevient le roi de la nuit. La fête, nous savons la faire, c’est certain, et mieux que n’importe qui. Les bars offrent presque tous des shows de qualité, et les prix restent malgré tout acceptables.

Il refait bon vivre au Liban. Et pourtant. Sous la carapace brillante, se cache une pourriture telle qu’il est aujourd’hui impossible d’imaginer un éventuel redressement.

Le Sud brûle au rythme de Gaza depuis le funeste 7 octobre qui n’était pas censé avoir une influence sur nos vies. Les dieux de la guerre ont repris du poil de la bête, utilisant les terres libanaises pour régler leurs comptes personnels et ceux de l’Iran. Mieux, ils ont même fait des émules, tant et si bien que nous ne savons pas toujours qui tire depuis nos terres. La branche libanaise des Qassam, dont personne ne soupçonnait l’existence, d’autres factions palestiniennes obscures qui se sont refait une santé du fond de leurs camps dans lesquels tout rentre et sort allègrement, ou encore, le dernier venu sur scène, la branche armée du parti Amal, dont le chef incontesté n’est autre que le président de l’Assemblée…

On avale tous les jours des couleuvres de la taille de baleines bleues, et puis on part faire la fête dans nos pubs branchés.

L’administration est au point mort. Rien ne fonctionne, ni la justice ni les services publics. Quand ils ne font pas la grève, les services sont fermés de force « pour investigation », ou alors les fonctionnaires travaillent péniblement et de mauvaise grâce (et comment le leur reprocher) deux jours par semaine, l’espace de quelques heures, si le « système » est fonctionnel et si l’électricité est de la partie. Terminer une formalité relève de la gageure, et quand on arrive enfin à en compléter une, nous voilà heureux, presque conquérants ! L’occasion de se faire plaisir autour d’une bonne table qu’on aura pris soin de réserver une semaine à l’avance, et de dépenser les devises que l’on parvient tant bien que mal à gagner, impatients de les écouler avant qu’on ne nous les subtilise.

Bien que consciente de l’absurdité que nous vivons, je me dis aujourd’hui que je ne serais heureuse nulle part ailleurs que dans mon pays de paradoxes. Je laisse aux spécialistes le soin de nous analyser, nous libanais, et de comprendre pourquoi et comment nous acceptons l’inacceptable, et comment nous parvenons même à frimer et à revendiquer notre mode de vie. Pour ma part, je prends la morphine tant qu’elle est disponible. On n’a rien inventé de mieux pour taire la douleur et anéantir l’esprit critique.

Liban, aujourd’hui je suis sous morphine et je t’aime. Pourvu que ça dure…

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Le Liban et moi, c’est je t’aime moi non plus. Depuis toujours. Une relation houleuse avec un amant aussi beau que capricieux, aussi irrésistible que manipulateur, aussi satisfaisant que frustrant. Allez comprendre… D’autant plus que je ne suis certainement pas la seule. Mes mots doivent sonner juste auprès de presque tous les Libanais, de tous bords confondus, de toutes confessions et...

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