Comment parler de la maladie au théâtre ? Comment évoquer sur les planches sa propre expérience de femme en proie aux douloureuses pinces du crabe sans sombrer dans le pathos ? Sawsan Chawraba a trouvé la parade. En s’adressant au dramaturge et metteur en scène Yehia Jaber, connu pour sa sensibilité à la cause féminine et sa manière d’appréhender les thématiques sociales à travers le prisme de l’humour, du ton décalé. Et de quelques extraits de chansons populaires arabes.
Vous l’aurez compris, Morphine est une performance autofictionnelle de la comédienne. Un monodrame au texte et à la mise en scène signés donc Yehia Jaber. Lequel s’est basé dans son écriture sur les longues discussions qu’il a eues avec Sawsan Chawraba, au cours desquelles elle lui a confié aussi bien ses souvenirs de jeunesse – desquels émergera la figure de cette tante loufoque – que des moments-phares de sa confrontation à la maladie.
Alternant avec une fluidité admirable, durant les 70 minutes de son seul en scène, les deux figures féminines de Morphine, la comédienne réussit, par sa parfaite maîtrise des modulations de voix et d’accents, à emporter son public dans des univers, des lieux et des époques différents. Et qui vont, en l’occurrence, de la Palestine d’avant la Nakba au Beyrouth artistique des années d’avant-guerre (illustré notamment par des extraits du répertoire arabe et une énumération des personnalités d’origine palestinienne de la scène culturelle de l’époque) avant de retrouver les temps actuels… Car comme toujours dans les pièces de Yehia Jaber, la trame première est sous-tendue d’une multitude de messages politiques et sociaux à déchiffrer…
Dérision, caricature et émotion
Sans changer de tenue vestimentaire, la comédienne passe ainsi d’un rôle de composition, celui de la vieille tante, à un second personnage qui n’en est pas vraiment un, puisque c’est d’elle-même qu’il s’agit. À savoir, une femme en pleine force de vie surprise par l’irruption du cancer… Ce bourreau que Sawsan Chawraba a décidé d’affronter par le biais de sa passion pour le théâtre notamment.
S’adressant directement au public, qui en l’écoutant participe ainsi d’une certaine manière à sa thérapie, la brune pimpante sous sa longue perruque reproduit sur les planches et sur le ton de la dérision sa réaction à l’annonce du mal qui la ronge, fredonne un air pour se moquer de sa poitrine envolée dans une mastectomie, confie à mots choisis – pour ne pas heurter les sensibilités – les traitements subis, mais aussi les réactions de son entourage et cette popularité soudaine, cet amour de tous que lui aura soudainement valu cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête…
Sur scène, Sawsan brise les tabous sur la maladie. En retirant brièvement sa longue perruque, dans un criant et émouvant moment de vérité. En jouant sur le fil de l’humour (certes parfois grinçant) et de la fantaisie, sa performance s’infiltre dans l’obscurité de nos peurs pour dédramatiser notre rapport à ce mal dont certains n’osent même pas prononcer le nom. Et pour nous contaminer de cette ardeur, cette force qu’elle met à célébrer la vie. Avec amour, envers et contre tout !
Plus caricatural, le personnage de la tante Souheir aux souvenirs farfelus provoque le rire. Mais pas que ! Car sous la figure de la vieille dame délirante qui promène son déambulateur comme une crosse royale, qui donne des ordres à un chauffeur chimérique, qui évoque Élisabeth d’Angleterre comme une amie, se dissimule en réalité une femme trahie et bafouée par les hommes.
Une femme à la naïveté désastreuse dont le parcours symbolise la maladie destructrice que peut être (pas toujours, fort heureusement !) l’amour. Mais surtout un personnage qui est une évidente représentation allégorique des populations de la région, abusées par leurs dirigeants, écrasées sous le poids des tragédies et désillusions qu’ils leur ont fait subir au point d’en perdre tout discernement…
*« Morphine » de Yehia Jaber avec Sawsan Chawraba, les 16, 18, 23, 25 février (20h30). Réservation à la librairie Antoine ou au 70/912711.
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