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Culture - Le grand entretien du mois

Hala Moughanie : Personne n’a le droit de me dire qu’il faut désespérer !

Récompensée par le théâtre de la Colline/Actes Sud et RFI pour ses écrits dramaturgiques, l’écrivaine libanaise a signé fin 2023 son premier roman, « Il faut revenir » (aux éditions Project’îles), une traversée de l’histoire du Liban des années 1990 jusqu’au début des années 2020, ou le mythe de l’éternel retour...

Hala Moughanie : Personne n’a le droit de me dire qu’il faut désespérer !

Hala Moughanie : « Ce titre, c’est parce que je réclame ma terre, j’ai un droit au retour. » Photo DR

C’est inconfortablement lové dans un fauteuil au velours éventré d’une librairie suspendue de la rue Hamra que la rencontre a lieu. Autour, certaines étagères croulent sous le poids de titres esseulés d’attendre leur prochain lecteur ; d’autres arborent encore fièrement leurs titres de noblesse, telle cette rare édition du Mythe de l’éternel retour de Mircea Eliade. Tandis que les ciels de ce samedi de février beyrouthin s’attellent à leurs déluges par trop dramatiques, l’écrivaine Hala Moughanie, semblant tout droit sortie des allées de la bibliothèque, s’installe en face. Entre ses mots, son sourire et sa voix, on entend celles et ceux, irrésistibles de féroce poésie, de Lila et des nombreux autres personnages de son tout premier roman au titre-commandement Il faut revenir (aux éditions Project’îles). Après des années d’exil, Lila, succombant à l’appel ci-avant, nous emporte dans une traversée de l’histoire du Liban des années 1990 jusqu’au début des années 2020. Une traversée fiévreuse peuplée d’espoirs inassouvis, de désillusions, de drames, de danses, de corps emmêlés, de paysages grandioses, de faits divers et d’autres d’été, car ce roman sait, comme si peu d’autres, insuffler un supplément d’amour à un pays en quête de son propre récit. Et/ou quand la petite histoire s’adoube de la majuscule pour devenir l’une des « narrations » du Liban. Rencontre entre un earl grey, un café et de nombreux « tu » trébuchants sur des tentatives de « vous ».

« Il faut revenir ». D’entrée, le titre marque une nécessité, une obligation. Il faut ou bien faut-elle ? L’on ne peut s’empêcher ici un glissement ou une oscillation entre le verbe « falloir » et son pendant du désir, le verbe « vouloir ». Derrière ce titre-injonction au retour, quelles sont les prémisses de cet « il faut » ? D’où provient-il ?

 Ce titre, c’est parce que je réclame ma terre, j’ai un droit au retour. Je me dresse radicalement contre le mythe de l’exil qui considère que tout est mieux ailleurs. En fait, c’est mieux nulle part. C’est mieux en soi. C’est mieux chez soi. Si c’est une injonction à quelque chose, il s’agit d’une injonction à l’amour de ce pays, à toutes les possibilités qu’il peut offrir, à sa richesse multidimensionnelle et à ses contradictions. Il y a quelque chose de jouissif lorsque je constate le brassage de la multitude. Il s’agit de revenir à la réalité d’un pays foisonnant.

« Il faut revenir » est rédigé à la troisième personne et pourtant, fait singulier, vous venez de me répondre, naturellement, par la première. Lila et/ou Hala ? Où se situe la démarcation entre vos personnages et vous-même ?

Nulle part et en même temps partout. À partir du moment où l’on commet une œuvre artistique ou littéraire, je crois qu’il faut totalement détruire l’illusion selon laquelle il y aurait une frontière entre la fiction et la réalité. Lila, c’est moi, Ibrahim, c’est moi, Rim, c’est moi, le pays, c’est moi. À partir du moment où j’ai éprouvé ou bien pensé quelque chose, alors c’est moi. J’assume ce roman comme étant entièrement moi !

Lila semble être aux prises, on cite, avec un « aller-retour incohérent entre le besoin de construction du mythe occidental et son pendant, le désir secret du retour ». Pourrais-tu nous en dire plus ?

Je pense que c’est le propre de ceux qui partent, et probablement pas juste le propre des Libanais. Mes amis qui viennent de différents pays d’Afrique connaissent ce même type de rapport dans leur pays d’arrivée et leur pays de départ. Il y a toujours cet entre-deux qui est difficilement assumé. La réalité économique, sociale, physique, intellectuelle, professionnelle est en décalage avec le désir intérieur, l’appel intérieur. On voit autour de nous tous ces émigrés libanais lorsqu’ils reviennent. C’est un jeu d’ombres et d’apparences quand les gens rentrent, et quand ils repartent aussi. Ce statut d’exilé est très difficile et paradoxal, parce que d’un côté, il nous élargit, nous donne accès à des mondes différents, et de l’autre, il nous déchire. Il faut être intégré dans les deux endroits. Ce qui pose la question de l’intégrité, que d’ailleurs Lila ne parvient pas à préserver. Ce qui fait qu’elle va garder le silence constamment.

Justement, cette si juste apologie du silence (ou résignationa au silence) : « Lila, son silence est l’unique possibilité d’être là. (…) Oui, l’annihilation volontaire de soi comme condition sine qua non d’une vie sociale. D’une vie tout court. Le silence nécessaire pour continuer à faire corps avec ce pays qui implose au fur et à mesure des années. »

(La réponse qui suit sera précédée d’un très long silence.)

Qu’ajouter au silence ? Le silence comme, peut-être, anesthésiant ?

Et pourtant elle écrit !

(Rires.) Moi j’écris ! Elle, Lila, n’écrit pas ou peu ! C’est un pays qui est fait de tant de paradoxes et de contradictions qu’il est très difficile de s’exprimer sans avoir systématiquement des hordes de gens face à soi qui ne sont pas d’accord. Tout le temps. Pour avoir une forme de paix, Lila décide de se taire. Ça l’étouffe, ça la tue ; sa singularité, ses rêves, ses ambitions, et en même temps, c’est ce qui la sauve.

Permettez ce paragraphe entier en guise de prochaine question : « Ce pays, il faut renoncer à le comprendre. Il est trop riche. De cultures, de haines, d’amours, de malentendus. Trop traversé par les civilisations. Trop complexe, stratifié, mouvant, on ne peut l’appréhender dans la totalité de ses dissonances. Il n’existe donc pas. Il vit, uniquement. C’est peut-être déjà beaucoup. Peut-être déjà un miracle en soi, qu’il vive. Car il ne vit que morcelé et recomposé dans les esprits de tous les communautés, les familles, les pensées, les individus qui croisent son chemin. Oui, il faut simplement accepter qu’il y ait autant de versions du Liban que d’êtres qui y habitent. Ou qui y passent. Non, ce pays n’existe pas et nous devons, pour y comprendre quelque chose, nous contenter de raconter les vies éparses qui le traversent, instruire un dossier, en quelque sorte, qui permettrait un jour d’en délimiter le périmètre humain, le seul qui vaille. » Quel est ce miracle, quel est ce pays qui vit ?

Si vous remplacez le mot « Liban » par « Mali » ou par « France », la phrase vaut. Imaginer que par la rationalité on peut essayer de comprendre une société, c’est un mensonge qu’on se raconte, c’est donner à la rationalité un rôle qu’elle n’est pas censée avoir. En tant qu’écrivaine de langue française, française mais perçue comme non française, je considère qu’on exige de nous d’expliquer les endroits d’où l’on vient comme si nous devions être des guides touristiques qui auraient pour objectif de légitimer l’existence de nos sociétés. À aucun moment il ne sera demandé à un écrivain québécois ou belge ou suisse ou français d’expliquer sa société. Il va réfléchir à ce qui le touche. Pourquoi est-ce que nous, nous sommes obligés d’expliquer que les femmes libanaises, c’est comme ça, que les réfugiés, c’est comme ça. Il n’y a pas une femme et il n’y pas un réfugié. Il y a des histoires, il y a des multiplicités. Or cette nuance nous est interdite. On nous interdit d’expliquer la complexité de nos vies alors qu’elle est notre texture, au même titre que les Canadiens, les Français, les Maliens... Donc je refuse d’expliquer parce que je refuse de comprendre. C’est presque un acte de rébellion et d’engagement. Ce que je transmets à travers mon œuvre littéraire, c’est mon ressenti, des ressentis. J’appelle cela des singularités sentientes. Inventer des moments, des occasions pour ressentir des lieux, des expériences pour essayer de faire le lien entre l’expérience humaine libanaise qui traverse des moments historiques très forts, très violents, très durs. À quel moment l’humain fait le lien entre lui et cette machine folle qu’il traverse, qui l’écrase. Ce n’est pas par la rationalité que tu peux le faire, c’est en disant « on a ressenti des choses », « on a eu mal », « on a rêvé »… C’est à travers ce ressenti qu’on peut se retrouver nous tous en tant que Libanais, mais aussi bien au-delà. Le défaut de rationalité rapporte un surplus d’humanité et de lien possible.

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Cela dit, en délitant et en déroutant quelques lettres à votre titre, cela donne « Il faut rêver ! »

(Rires.) Oui ! Peut-être aussi quelque part l’injonction au rêve.

Lila, la nuit et la danse ; car « Il faut danser » ?

Je fais partie de cette génération qui a connu la guerre mais ne l’a pas faite. Ceux qui, dans les années 1990, ont vraiment, à travers leur corps, la danse, leur redécouverte de ce pays, vengeaient ou se vengeaient de cette enfance dilapidée. Il y avait ce besoin de trop de vie, de dévorer les choses. Aujourd’hui, sortir la nuit est une obligation au divertissement. Dans les années 1990, la vie de nuit, c’était de la vengeance, de la rébellion. Il faut revenir est un témoignage, une trace de cette époque-là, et aussi de ces nuits-là.

On lit aussi : « Mes lèvres sont épuisées d’avoir en vain cherché tes lèvres durant ces nuits où la lune fuit les bombes. » Ou encore : « C’est bien la nuit que les Liban possibles ont été fomentés »…

On était complètement bourrés quoi ! (Rires.) La nuit porte quelque chose de secret. D’un côté parce qu’elle permet de se cacher et, par là même, de dévoiler ce qu’on a envie de dévoiler de soi.

« La musique intercède là où le gouvernement ne fait rien. » De quoi serait composée la bande originale de votre livre ?

La musique ! Mais tu ne peux absolument pas me poser une question comme ça ! (Rires.) C’est un panachage complet. À mon image. Du rap au classique, aux musiques africaines, au jazz soufi, au rock… Pas une musique. Des musiques !

Dans votre roman, l’écriture du corps semble tout aussi primordiale. Il y a la géographie du terrain et celle des corps. Cette géographie, tantôt topographique ou parfois même « autopsique », dresse le portrait du territoire libanais mais aussi la géographie des corps. Pourriez-vous m’en dire plus sur ces passages magnifiques à la sensualité exacerbée ? Traverser le terrain libanais, est-ce aussi traverser un corps ?

Le territoire traversé dans toutes ses nuances de paysages, c’est Lila qui le voit. C’est elle qui le transmet à travers tous ses sens. L’odorat, l’ouïe, la vue. Le corps même de Lila est comme le prolongement, ou se situe dans une juxtaposition du corps physique, géographique. Ce qui fait qu’au fur et à mesure que les paysages se délitent (paysage urbain, naturel, situation économique), le corps de Lila se désagrège aussi. Son corps dit clairement les désirs non assouvis, l’épuisement du pays.

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Encore une citation : « Elle imagine son corps prendre la dimension de la ville, son pouls battre à un rythme urbain, comme si la capitale murmurait dans son sang, qu’elle calquait sur les rainures de ses veines son réseau routier et sur son appareil digestif, cette infrastructure souterraine faite de câbles et de tuyaux tressés. »

Oui. Pour moi, l’écriture est un exercice charnel. J’en suis traversée. Je pleure et je ris en écrivant ; je ressens physiquement ce que j’écris. La langue pour moi est une matière épaisse que je modèle que je sculpte. Ce n’est pas une chose éthérée. Ça a la même densité que la tourbe pour un potier. J’écris. Je réécris. Je peux ne pas dormir pendant deux jours pour une virgule mal placée ! Je suis une hystérique des mots. Ils sortent de moi de manière physique. Quand je sens que j’ai besoin d’écrire, ça sort par ma peau. Ça me traverse entièrement.

Il y a ces notes sur l’écriture lorsque Lila retrouve des carnets égarés. « Elle se surprend à les retrouver par hasard ou par erreur, au fond d’un tiroir ou sous un matelas, ou entre deux livres oubliés de sa bibliothèque. (…) Elle découvre alors, frappée par leur acuité, certaines de ses idées, de ses émotions, des introductions tronquées d’articles, comme autant d’archives d’elle-même, éparpillées et démembrées, bribes éparses répandues dans les recoins de sa maison, et s’étonne alors de sa propre poésie, de l’originalité d’une tournure, de la pertinence d’une idée. » Qu’est-ce qui s’opère dans l’écriture, dans cette incitation au souvenir, aux réminiscences dans ce qui semble être une entreprise archivistique ?

Ces notes éparses ne sont-elles pas à l’image de la mémoire de ce pays ? Il est quelque part normal de les perdre. Au final, ce n’est pas ce qu’écrit Lila qui est important, c’est ce qu’elle ressent. Il y a une obligation de la perte, de la perte des petits souvenirs ; de la petite mémoire. Il y a des passages qui remontent à très loin et que j’ai récupérés. Ce que Lila ne réussit pas à faire, moi je l’ai fait. J’ai gardé des traces de ces moments.

Une entreprise de sauvetage, de préservation ?

Oui, absolument ! Tout ce roman c’est une tentative de garder des traces. Des traces humaines des ressentis. Pas des traces historiques. Ça ne m’intéresse pas trop. Pour moi, l’histoire est le socle d’une mémoire, on ne peut pas y échapper.

« Tout est rasé. Lila, dans son esprit, imagine la Syrie tout entière transformée en un Nahr el-Bared démultiplié et fumant. Ou Khiam. Lila sait bien que le relèvement est impossible. Que ce qui est détruit l’est pour toujours. Que chaque reconstruction est une déconstruction. Que cette terre est maudite, son argile modelée au gré des tumultes de l’histoire. L’histoire est violente. Que la guerre est aussi une destruction culturelle et que si quelques pierres peuvent être sauvées, l’humanité, elle, perd une partie d’elle-même à jamais. » C’est implacable !

Fondamentalement. Je suis convaincue qu’une partie de la guerre, c’est la destruction de l’héritage culturel. On a beaucoup vu ça en Afrique durant l’esclavage et durant l’époque coloniale. La spoliation, le pillage, la destruction systématique… C’est une manière de briser l’histoire de l’humain, de le tronquer de sa propre terre, de sa propre culture. Ce que l’on voit aujourd’hui même à Gaza… La mémoire rasée. On coupe ce peuple de sa chair et de sa tourbe. Couper l’humain de son lien avec lui-même, je trouve ça terrifiant, car c’est une porte ouverte sur le néant. Si tu ne peux te relier à rien, tu vas où ? Sans utiliser le terme de manière galvaudée, notre région est le berceau des civilisations. Nous avons un trésor d’humanité à préserver. Or celui-ci est systématiquement détruit depuis des siècles et ça, c’est une chose qui me donne envie de pleurer. L’humain peut être réparé. Mais des pierres, des vestiges qui ont traversé des millénaires et qui sont annihilés en un seul instant, ils sont perdus à jamais. Ces vestiges-là sont des gardiens de notre humanité, de notre mémoire humaine.

Autre personnage fondamental, Rim, la sœur de Lila, est atteinte de cécité et plonge progressivement dans une sorte de maelstrom de sensations, d’extases, de pérégrinations citadines, de pertes de repères. Vous semblez décrire là un personnage de tragédie antique, ou une sorte de chamane ou de pythie contemporaine, et l’écriture, la langue deviennent dès lors des bouffées de poésie hallucinée. Qui est Rim ?

Le personnage de Rim, c’est l’explosion de toutes les références. Elle dépasse l’humain. Physiquement, elle devient rabougrie, elle se décompose. Mais tout cela la coupe de ce monde et l’élève. Elle perd ses dents, sa vue. Elle s’élève. Elle entre en elle-même. Ce personnage qui détruit tout ce qui est convenu. Et en même temps, il a une profondeur qui lui permet d’aller au-delà de ce que sa sœur Lila perçoit comme des limites. Rim est dans un syncrétisme religieux. Elle cite la Bible, le Coran. Elle mélange le Credo à la Fatiha. Elle n’est pas de ce monde. Mais au final, c’est peut-être celle qui commence véritablement un travail de réparation. Elle est liée à sa généalogie. Elle est celle qui va réparer les objets marquetés. Elle est le récipient d’un héritage ancestral.

Et enfin, Hala Moughanie, cette dernière première question que même Lila se pose : pourquoi revenir ? Qu’est cet « Il faut revenir » ?

C’est un roman de la tension, du paradoxe et du délitement. Nous avons une existence en dehors des drames, le roman dit les errances, les rêves, le besoin de poésie entre les moments tragiques. Au-delà de toutes les souffrances, ce pays est d’une grande profondeur, d’une grande complexité. C’est un lieu d’amour. Mon lien avec ce pays est un lien d’amour. Il ne faut jamais perdre espoir. Il faut revenir parce que tout le monde ne peut pas partir et parce que c’est ma place, et je la réclame. Personne n’a le droit de me dire qu’il faut désespérer !

C’est inconfortablement lové dans un fauteuil au velours éventré d’une librairie suspendue de la rue Hamra que la rencontre a lieu. Autour, certaines étagères croulent sous le poids de titres esseulés d’attendre leur prochain lecteur ; d’autres arborent encore fièrement leurs titres de noblesse, telle cette rare édition du Mythe de l’éternel retour de Mircea Eliade. Tandis que...
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