Critiques littéraires

Hala Moughanié adoubée par Wajdi Mouawad

Hala Moughanié adoubée par Wajdi Mouawad

Le 14 novembre 2022, un Prix attribué conjointement par le Théâtre de La Colline et les éditions Actes Sud a été décerné à Hala Moughanié, en présence de Françoise Nyssen, présidente du directoire d’Actes Sud et Wajdi Mouawad, directeur du théâtre. D’un montant de 7 000 euros, ce prix a pour objectif de distinguer et de soutenir le travail de création d’un auteur ou d’une autrice de théâtre libanais, dans le contexte de crise aigüe que traverse le pays depuis 2019 et qui ne peut qu’avoir un impact négatif sur la création artistique et littéraire.

Hala Moughanié est peu connue du grand public, y compris au Liban où son travail n’a encore jamais été mis en scène ni publié. Parmi ses écrits, on peut citer deux de ses pièces : Tais-toi et creuse qu’elle a écrite à 26 ans et qui a reçu le prix RFI en 2015 et La Mer est ma nation dont la mise en scène de Imad Assaf a été présentée à La Filature – Scène nationale Mulhouse en janvier 2021 et aux Francophonies de Limoges en juin 2021. Elle a vécu une quinzaine d’années à Paris avant de s’installer à Beyrouth en 2003, et elle travaille en tant que consultante indépendante, tant au Liban qu’en Afrique francophone. Ses deux activités, écrivaine et consultante, elle les trouve complémentaires, « les deux relèvent d’un engagement politique et proposent un autre monde. Les missions que je mène sur le terrain, qu’elles soient dans un ministère ou dans un camp de réfugiés, nourrissent mon écriture. Je n’ai pas une écriture intimiste, j’ai besoin de cette nourriture. » Nous l’avons rencontrée pour en savoir plus sur son travail d’écriture, ses projets et le nouvel élan qui ne manquera pas de lui donner ce prix.

Parlez-nous un peu de ce Prix, qui en est à sa première édition et dont vous êtes donc la première lauréate.

J’avoue que j’ai été assez surprise par cette distinction qui me fait évidemment un immense plaisir. Le prix a pu être constitué grâce à la générosité d’un groupe de donatrices et donateurs fidèles de La Colline mais c’est Wajdi Mouawad qui en a eu l’idée et qui en a pris l’initiative. À l’occasion de la sortie de Mère, le livre dans lequel il reprend le texte de sa pièce précédente en l’accompagnant d’une introduction et de nombreux dessins, il a eu l’idée de réaliser des dessins originaux sur la première page d’un certain nombre d’exemplaires et de les proposer à des personnes qui pourraient se montrer intéressées et participer à une levée de fonds. Il a donc proposé des exemplaires originaux et personnalisés aux contributeurs, dans le but de faire bénéficier un auteur ou une autrice libanais(e) de théâtre d’une distinction et d’un soutien. Je vois dans ce prix, qui est rattaché à une œuvre singulière dont le sujet est la mère, comme le symbole d’un retour pour moi à une matrice originelle, à une terre originelle. Il prend cette signification-là pour moi.

Qu’est-ce que cela va changer pour vous, ce Prix ?

Je ne sais pas encore mais je souhaite vivement que ça change quelque chose. D’une part, j’espère rester en dialogue avec Wajdi Mouawad et le théâtre de La Colline pour imaginer des choses que nous pourrions mener ensemble. Par ailleurs, il est vrai que mes textes sont restés jusque-là dans une sorte de zone particulière liée à la francophonie, à travers Les Francophonies de Limoges, le Théâtre Ouvert ou Le Tarmac des auteurs, et ils ont eu de la visibilité hors de la France métropolitaine, de l’Hexagone. J’imagine qu’être reconnue par La Colline va m’apporter une ouverture vers un public plus large. Et paradoxalement, je perçois aussi que ce Prix attribué par Wajdi Mouawad me ramène au Liban et me fait me poser des questions que j’avais sans doute mises de côté. Par exemple, la question de la guerre civile que j’avais enterrée. Mais là, je sens que ça va me pousser à y revenir dans une réflexion plus collective, en croisant mon regard avec d’autres regards. Pour moi qui suis une très grande solitaire, c’est une belle opportunité. Wajdi a ouvert cette porte-là en moi.

Le communiqué de presse qui vous présente dit que vous vous intéressez à « l’impossible travail de mémoire » dans un pays où les stigmates de la guerre sont encore très présents. Pourquoi ce travail est-il impossible à votre sens ?

Pour différentes raisons dont la première est qu’aucune institution ne porte réellement ce travail pourtant essentiel. La seconde raison tient à la fragmentation de la mémoire : nous n’avons que des mémoires individuelles. Or la mémoire est approximative, partielle, déformée par l’idéologie et les expériences personnelles. Le danger est toujours celui d’une mémoire univoque. Il faut donc d’urgence ouvrir des espaces d’expression multiformes où il est possible d’écouter et d’accepter l’autre. C’est notre grand défi au Liban. Et pourtant, on peut y arriver parce que ce qui nous rassemble, c’est la souffrance que nous avons traversée, pendant les années de guerre certes, mais également depuis. Nous n’avons cessé d’être secoués par les multiples et très graves crises qui se sont succédé : l’occupation syrienne, le massacre de Cana, l’assassinat de Hariri, la guerre israélienne de 2006, la guerre en Syrie et l’arrivée des réfugiés, et plus récemment l’effondrement économique du pays et l’explosion du port. Donc il ne s’agit pas seulement de notre mémoire de la guerre civile, mais de ce tumulte incessant dans lequel nous vivons. Comment composer avec tout ça ? Comment l’exprimer ? Voilà les questions qui m’occupent.

Le communiqué dit également que vous avez l’ambition d’aborder la langue de manière neuve. Parlons-en : comment vous y prenez-vous pour atteindre cet objectif ? Très concrètement, qu’est-ce que ça implique dans votre travail d’écriture ?

De façon générale, j’écris des textes déroutants. J’ai un rapport à la langue qui est très libre. Ma langue est nourrie de multiples influences, celles de l’arabe, de l’anglais, des langues africaines, mais aussi du français tel que le parlent les Africains et qui est très différent du nôtre ou de celui des Français. Je lis aussi beaucoup de textes mythologiques ou sacrés, de L’Épopée de Gilgamesh à la Charte du Mandé (texte malien du XIIIe siècle, qui est en quelque sorte la première charte des droits humains). Ces textes nourrissent mon écriture. La collision entre toutes ces influences me donne une grande ouverture.

Parlons un peu de vos deux textes de théâtre : Tais-toi et creuse et La Mer est ma nation.

Ces deux textes forment un diptyque bien qu’ils aient été écrits à dix années d’intervalle. Mon intention, commune aux deux textes, était d’explorer la manière dont on peut se rencontrer autour de sujets comme la guerre et l’exil dans un contexte économique et social très brutal. Les êtres humains ont besoin d’ériger des frontières parce que la peur de l’autre domine les interactions, parce qu’ils ont besoin de se protéger. Et les frontières mentales finissent par devenir des frontières matérielles, physiques, géographiques. À ce propos, je suis heureuse de vous signaler que La Mer est ma nation va être joué à Beyrouth en septembre 2023 dans la mise en scène de Imad Assaf.


Le 14 novembre 2022, un Prix attribué conjointement par le Théâtre de La Colline et les éditions Actes Sud a été décerné à Hala Moughanié, en présence de Françoise Nyssen, présidente du directoire d’Actes Sud et Wajdi Mouawad, directeur du théâtre. D’un montant de 7 000 euros, ce prix a pour objectif de distinguer et de soutenir le travail de création d’un auteur ou...

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