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Quand le monde ne va plus de soi

Quand le monde ne va plus de soi

D.R.

Pour la plupart d’entre nous, le monde est un endroit familier. Tacitement, nous tenons comme allant de soi ses caractéristiques fondamentales, et nous l’habitons donc avec une certaine facilité ou aisance. Non qu’il ne renferme des choses angoissantes ou effrayantes, voire parfois terrifiantes, mais même ces choses-là surgissent au sein d’un environnement qui nous est bien connu, autrement dit, elles apparaissent sur un arrière-plan de familiarité et d’évidence quotidiennes. Bref, pour la plupart d’entre nous, le monde – qui inclut les autres et la société – est notre habitat naturel  ; nous y sommes comme un poisson dans l’eau.

Tel n’est pas le cas des protagonistes d’Organes invisibles, recueil de nouvelles fantastiques de l’écrivain libanais Zaki Beydoun, dont la traduction française, préfacée par J. M. G. Le Clézio, vient de paraître chez Actes Sud. En effet, pour ces protagonistes, le monde ne va pas de soi : le fait même qu’il y ait quelque chose comme un monde, c’est-à-dire un milieu qui leur est extérieur, qui les contient ainsi que d’autres humains qui leur ressemblent, ce fait même, si élémentaire, les rend souvent perplexes. C’est que, pour eux, les frontières entre le « Moi » et le monde extérieur ne sont pas stables  ; elles peuvent se déplacer ou s’estomper, et parfois même disparaître complètement.

L’une des conséquences de cet état de choses est que les pensées ne sont plus perçues comme étant nécessairement localisées dans un espace psychique intérieur tel que le « Moi » ou l’esprit  ; prenant la forme d’hallucinations ou de délires, elles peuvent être éprouvées comme des évènements du monde extérieur. C’est ainsi que, dans un moment d’angoisse et de confusion extrêmes, le protagoniste de l’une de ces nouvelles (L’Éveil) découvre que les visages des autres ont disparu. « Ils ne se sont pas volatilisés, laissant à leur place une page blanche, mais ils sont tellement déconstruits et intriqués que je ne parviens plus à distinguer le moindre de leurs traits, comme dans certains tableaux cubistes. Au prix d’une grande concentration, j’arrive à retrouver la pupille, ou bien le coin de la bouche, mais suis incapable de voir le visage entier. »

Autre conséquence possible de l’effritement des frontières entre le « Moi » et le monde : les pensées demeurent contenues à l’intérieur de l’esprit, mais celui-ci devient comme transparent  ; tout ce qui passe par la tête est alors accessible aux autres. C’est précisément ce qu’éprouve le narrateur du récit intitulé Paranoïa : « Aujourd’hui seulement, j’ai acquis la certitude qu’ils lisent dans mes pensées. Oui. Il n’y a pas d’autre solution ! » Le problème dont il croit avoir trouvé la solution est celui de savoir pourquoi, depuis son enfance, il se sentait vulnérable en présence des autres, comme si, sous leurs regards, son âme perdait toute membrane protectrice et que tout ce qui lui traversait l’esprit pouvait alors être perçu par eux.

Il est donc clair que l’univers dépeint dans ces nouvelles est celui de la psychose. La prouesse de Zaki Beydoun est d’avoir réussi quelque chose de paradoxal : décrire cet univers à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. Autrement dit, permettre au lecteur de quitter le monde de la familiarité et de l’évidence quotidiennes, afin de pénétrer dans une autre dimension existentielle où le monde ne va plus de soi  ; et, simultanément, dépeindre cette autre dimension avec lucidité et rigueur. Vivre la folie tout en l’observant avec détachement : c’est ce à quoi nous invite ce recueil remarquable.

Organes invisibles de Zaki Beydoun, traduit de l’arabe par Nathalie Bontemps, Actes Sud, 2023, 128 p.

Pour la plupart d’entre nous, le monde est un endroit familier. Tacitement, nous tenons comme allant de soi ses caractéristiques fondamentales, et nous l’habitons donc avec une certaine facilité ou aisance. Non qu’il ne renferme des choses angoissantes ou effrayantes, voire parfois terrifiantes, mais même ces choses-là surgissent au sein d’un environnement qui nous est bien...

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