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Modiano sur la pointe des pieds

Modiano sur la pointe des pieds

D.R.

À soixante-dix-huit ans, après plus d’un demi-siècle de constante écriture, Prix Nobel de littérature en 2014, Patrick Modiano reste totalement fidèle à son inspiration première et à ses thèmes favoris. À savoir, l’identité individuelle et collective, les souvenirs épars, le mystère, les milieux interlopes, les secrets à moitié révélés, le labyrinthe de la mémoire.

Aujourd’hui, avec La Danseuse, lumineux court roman dont le titre surprenant est un peu à contre-courant de l’auteur de Rue des boutiques obscures, Modiano restitue la quintessence de son œuvre. Dans ce bref récit allusif, au style limpide comme l’eau de roche, aux mots justes, simples et touchants, il raconte surtout son salut et sa survie par l’écriture, en découvrant la discipline d’une danseuse en prise avec son corps et son passé… La discipline, gigantesque labeur de fourmi, grande affaire de la vie de l’auteur des Boulevards de ceinture !

Dans le fracas des tonitruantes rentrées littéraires, avec son souffle singulier dans sa douceur et ses tonalités feutrées, aux angles adroitement rabotés, Modiano, en publiant La Danseuse, avec son goût pour les silences, les paysages et la nostalgie, se livrait aux lecteurs à travers le grillage du confessionnal de l’écriture. Dans une extrême pudeur, comme pour des confidences vaguement confuses, proférées à voix basse.

L’auteur de La Ronde de nuit renouait avec son passé un peu lointain des années soixante. Cette époque « des rencontres » (comme il l’écrit !) où il ne savait pas encore quoi faire de sa vie. Cette époque où il traduisait des livres anglais, faisait du baby-sitting pour le fils d’une danseuse, séparée de son compagnon, farouche de garder ses mystères et ses secrets. Et il écrivait des chansons… Oui Modiano, pour ceux qui l’ignorent, a écrit des chansons proposées à Françoise Hardy et c’est Régine qui, de sa voix gouailleuse, se lancera dans l’aventure.

C’est dans cette atmosphère de quête identitaire et dans un univers où le sexe est omniprésent – sans jamais en parler franchement – que se dessinent les mouvements, la fluidité et la légèreté de cette « danseuse ». Une danseuse à la démarche féline qui se rendait avec une régularité de métronome au studio Wacker, place de Clichy, pour faire la barre, déployer et vivre cette magique terminologie d’« entrechat », de « jeté », « déboulé », « casser le coude », « variation » et « diagonale ».

Entre le Paris d’hier et d’aujourd’hui, dans une pittoresque description de déambulation à travers quartiers, faubourgs et devant des monuments quasi illustres, une vie et des personnages sont évoqués. Ballade avec des fantômes d’autrefois au curieux pouvoir de résurrection, de résurgence, même parcellaire ou fragmentaire. Mais on ne connaîtra pas le nom de la danseuse, « grande artiste » que son professeur et chorégraphe russe Boris Kniaseff ne craint pas de comparer à Yvette Chauviré.

Il y a son fils, Pierre, dont le père s’est évaporé dans la nature avant sa naissance. Il y a aussi Verzini, un peu glauque mais au grand cœur, un propriétaire de minuscules appartements à louer et d’un bar-cabaret où Pola Hubersen sirote calmement de l’alcool sans se saouler, une mondaine certes élégante mais aux origines douteuses. Tout ce petit monde, fantômes du passé, surgi des souvenirs, assaille le narrateur-auteur. Modiano ne cède pas facilement la place à un autre que son « je » !

Mais à aucun moment les portraits de ce groupe de personnages ne sont complets. C’est comme une belle aquarelle rongée par le blanc du papier Canson. On se contente d’un contour général pour créer l’ambiance, suggérer l’atmosphère, découvrir les silhouettes, entre ombre et lumière, sans jamais avoir de détails précis, palpables ou minutieux.

Un flou artistique domine la narration brillamment conduite à travers une écriture sobre d’une infinie élégance. Comme les gestes gracieux d’une ballerine dont on admire la souplesse, l’évanescence, la poésie corporelle, l’aspect aérien. Une phrase sans fausse note, sans maladresse et dont on ne soupçonne même pas la difficulté du cheminement pour atteindre un tel degré de perfection, de pureté stylistique.

La Danseuse de Patrick Modiano peut-être le plus accompli des livres d’un auteur qui manipule avec virtuosité et éloquence l’art des silences, de l’esquive et du non-dit.

La Danseuse de Patrick Modiano, Gallimard, 2023, 96 p.

À soixante-dix-huit ans, après plus d’un demi-siècle de constante écriture, Prix Nobel de littérature en 2014, Patrick Modiano reste totalement fidèle à son inspiration première et à ses thèmes favoris. À savoir, l’identité individuelle et collective, les souvenirs épars, le mystère, les milieux interlopes, les secrets à moitié révélés, le labyrinthe de la...

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