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Culture - Le grand entretien du mois

Samia A. Halaby « espère réussir à placer la Palestine sur la scène culturelle internationale »

La décision de l’Université de l’Indiana d’annuler la première rétrospective américaine de l’activiste, considérée comme l’une des plus importantes artistes palestiniennes vivantes, a provoqué un tollé médiatique et culturel. « J’ai été choquée d’apprendre la nouvelle. C’est clairement ma liberté d’expression qui a été remise en question », confie-t-elle à « L’Orient-Le Jour » dans son atelier à New York. En période de crise, les artistes peuvent-ils se permettre d’être du mauvais côté de l'histoire ?

Samia A. Halaby « espère réussir à placer la Palestine sur la scène culturelle internationale »

L'artiste Samia Halaby dans son atelier new-yorkais. Photo Lara Atallah

Nous vivons à une époque dangereuse où la violence s'intensifie. L'art nous pousse à écouter, à voir et à comprendre. Comment les artistes devraient-ils réagir face aux conflits ?

Je pense que chaque artiste réagira selon sa sophistication politique. Beaucoup sont désintéressés par la politique et les événements politiques. Mais moi, en tant que palestinienne, comprendre le monde d'un point de vue marxiste de gauche m’a rendu la vie beaucoup plus facile. Cela m'a permis de percevoir ce qui se passe au-delà des événements. Et cela m'a donné la sensation que je pouvais être internationaliste et que je n'avais pas besoin d'être juste loyale envers ma nation, même si c’est celle que j'aime par-dessus tout. Elle n'a pas besoin de gouverner mon intellect. En fait, plus nous sommes internationalistes et plus nous adoptons une attitude capable de résister aux assauts de la violence. Vous avez mentionné la violence croissante. Pour moi, cette dernière, c'est la manifestation du capitalisme dans ses derniers stades. Il devient très violent et stupide. On n'avait pas besoin de faire la guerre en Ukraine, ni à Gaza… Si je devais parler au nom de l'idéologie du capitalisme, je dirais qu'ils se suicident. Le résultat est bouleversant devant la douleur du peuple palestinien… Néanmoins, je suis très optimiste… J'ai l'impression que quelque chose de vraiment inhabituel se passe dans le monde. Cette attaque contre la Palestine est devenue une question qui divise... Autrefois, il était difficile de faire connaître notre histoire. Chaque fois que je parlais de la Palestine, on ne voulait rien entendre. Écoutez ces jeunes Américains sur les réseaux sociaux, qui sont étonnamment si clairs et si vifs. Ils font leurs recherches et semblent voir très clairement ce qui se passe. Cela ne s'était jamais produit auparavant.

En tant qu’activiste pour la Palestine, vous en avez payé le prix avec l’annulation de votre première rétrospective aux États-Unis à l'Université de l'Indiana. Cela affectera-t-il votre art ?

C'était choquant parce que je travaillais depuis trois ans avec la conservatrice Elliott Josephine Reichert à planifier cette rétrospective. Elle avait d'ailleurs adopté le nom de Laila, en signe de sympathie avec la Palestine. Les peintures ont été rassemblées et se trouvent dans des boîtes dans l'Indiana. Nous avions prévu un beau vernissage avec une performance de mon art numérique sonore dans l’une des salles avec un musicien. Quand le directeur du musée m'a appelée pour annuler, j’étais choquée et décontenancée…

Votre avenir américain est-il brisé ?

Quand j'étais plus jeune, je vendais beaucoup de tableaux dans le Midwest. Une fois que j'ai acquis un peu de reconnaissance  dans le monde arabe, chaque fois que quelque chose était mis aux enchères, il était aussitôt acheté par les collectionneurs arabes qui vivent à Londres, à Paris et dans le Golfe. Mais je ne ferme pas la porte aux bonnes choses qui risquent de se produire. Je fais toujours des distinctions, car à l'Université de l'Indiana, il est important de faire une distinction entre l'administration, les étudiants et les professeurs.

L’art est résilient. Beaucoup d’artistes comme Picasso, Manet, Goya et bien d’autres peintres emblématiques ont utilisé la peinture comme un instrument contre la guerre. Élever la voix, c’est peindre ou écrire. Pensez-vous que l’artiste a une voix ?

En tant qu'artistes, il nous est difficile de contrôler les tribunes. Il est tout aussi difficile d'arriver à un point où vous n'avez pas de voix. Et les arts sont au bas de l’échelle. Nous ne sommes pas exposés à moins qu'une galerie et les couches administratives ne veuillent nous montrer. Il y a les critiques et derrière eux les patrons. Il y a les galeries et les musées, et derrière eux, les collectionneurs et les patrons. Nous, les artistes, sommes ceux qui fabriquent ce matériau autour duquel tout ce monde de l'art est construit. Mais nous n'avons pas l'ombre d'une voix. Nous sommes comme la femme, jadis, qui devait attendre qu'un homme vienne la demander en mariage. Il est donc très difficile de faire un choix. Mais en même temps, quand vous faites un choix et que votre travail devient plus puissant, parce que vous savez ce que vous voulez, c'est à ce moment-là que les collectionneurs commencent à venir. Je pense que nous avons besoin d'avoir une voix. Nous devons l’affirmer et chercher à la faire entendre.

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Quelle place la Palestine joue-t-elle dans votre œuvre ?

C'est une question que l'on m’a souvent posée. J’y ai donc réfléchi très attentivement, parce que tous les artistes palestiniens, en particulier pendant la première intifada sur laquelle j'ai fait des recherches et publié un livre, réalisaient des peintures qui parlaient à leur propre peuple. Et ils utilisaient toute une panoplie de symboles : la clé, l’homme, la femme, le cheval...

Quand on m'a posé cette question, j'ai décidé que je diviserais mon œuvre en trois parties. Il y a une partie qui est politique, mais avec laquelle la politique quotidienne ordinaire n'aurait rien à voir. Mais sa base est politique. C'est une base, c'est une histoire politique. 

L'autre partie de mon travail serait la politique que je peux mettre à la disposition des gens quand je participe à une manifestation. J'ai donc commencé à faire des affiches et des banderoles. En Palestine, je suis tombée sur des oliviers maltraités par les Israéliens. Je me suis mise à peindre une série d’oliviers en documentant leurs souffrances. J’y ai rencontré une jeune femme palestinienne de Kafr Qassem déterminée à ce que chaque artiste palestinien fasse un tableau sur le massacre de Kafr Qassem. Elle a insisté pour que je me rende dans son village. J'ai commencé à en apprendre davantage sur le massacre. J'y ai passé du temps en 1999. C'est ainsi que je me suis intéressée à ce sujet. J'ai publié un livre sur ce massacre. J'ai fini par passer des jours et des heures sur le cinquantième anniversaire du massacre de Kafr Qassem. J'ai fait une page web. Puis, à l'occasion de la soixantième commémoration, j’ai décidé d'en faire un livre intitulé Drawing the Kafr Qassem Massacre dans lequel j’ai documenté des témoignages directs des survivants. J'ai traduit beaucoup d'articles de revues locales et écrit sur ce sujet. J’ai aussi fait des recherches sur ce qu'est le dessin documentaire sur ce massacre. Ce travail représente la troisième partie de mon œuvre. 

Envisagez-vous de documenter de la même manière le martyre de Gaza ?

Non, parce qu'il faut avoir le temps. J'ai fait ce premier livre avec beaucoup de soin en espérant que d'autres feraient de même. Je le ferais si c'était possible...

Vous avez travaillé sur l’art numérique. Quel est votre cheminement ?

J'ai utilisé l'art numérique en 1986. Je suis déjà reconnue comme étant l'une des premières personnes à l'avoir utilisé. Dans les années 80, je l'ai juste fait et programmé. Puis dans les années 90, j'ai réalisé un programme très complexe qui transformait le clavier en un piano de peinture abstraite qui faisait bouger l'image, toujours de manière abstraite. J'ai collaboré avec des musiciens et nous avons joué ensemble. Oui, l'abstraction a sa propre base politique qui est importante. Je vois les choses différemment de ce que les critiques ont décrit à ce sujet. Je pense que lorsque je regarde des images – et cela fait partie de ma théorie –, je vois qu’elles servent à beaucoup de choses utiles qui ont donné des cadeaux à l'humanité, comme l'écriture, la division de la couleur, la photographie et la perspective. Ce qui a grandi à partir des images est le graphique et la cartographie. L’abstraction a ouvert la voie. En cela, la perspective est si importante, l’AutoCAD retraçant tant de choses qui sont maintenant informatisées. Nous apprenons à l'ordinateur à faire semblant d'avoir une lentille ; il l'utilise pour construire. D'une certaine manière, peindre à l'aide de mots et de données a été important. Je ne le vois pas comme une décoration, mais comme une science presque.

Votre peinture se réclame-t-elle de l'expressionnisme abstrait américain ?

Les expressionnistes américains ont peint presque intuitivement. Ils persistaient à dire que l'abstraction n'était qu'une idée en dehors de la réalité. C'est juste quelque chose qui sort du cerveau de l'artiste. Des critiques d’art célèbres, tels que Clement Greenberg (1909-1994) ou Harold Rosenberg (1906-1978), ont parlé de la relation entre l'idéalisme et le matérialisme. Les idéalistes diraient que vous et moi ne voyons pas la même chose. Il n'y a aucun moyen de confirmer votre réalité. Alors que le matérialiste dirait que non, nous voyons la même chose. Il y a donc cette discussion. Les critiques de l'époque sont très idéalistes, mais les peintres ne l'étaient pas. Ils ont peint par intuition. C'était un moment de l'histoire américaine où le radicalisme a pris le dessus. Et il y a une histoire de la classe ouvrière de la Californie à Chicago et une certaine force sur la côte est des États-Unis. Donc, pour moi, en regardant leur travail, en regardant la réalité et en comprenant les choses de ce point de vue, je pars de ce que j'ai vu dans l'impressionnisme. J'ai décidé que l'abstraction concerne les principes généraux de l’art. Et je me souviens avoir demandé à mes étudiants de l'Université de Yale de descendre à la rue, de parcourir tout le pâté de maisons, de revenir et de dessiner leur impression de toute l'expérience sans figer les choses. Je leur ai enseigné comment le cubisme a commencé, ce n'est pas une vue, mais cinq que je rassemble. Et j'essaie de réaliser ce que je vois dans la nature qui m’entoure.

Vous avez publié deux ouvrages et écrit de nombreux essais. Avez-vous d’autres projets d’écriture ?

J'écris des essais sur la peinture. J'ai deux autobiographies en même temps en cours : l'une est Autobiographie esthétique et l'autre Pépins de pomme. Autobiographie esthétique sera illustrée. Ce sera ce que j'utiliserai comme une base que j’ai développée pour un catalogue raisonné que je commence à rechercher. La seconde rassemble de petites histoires de ma vie qui n'ont rien à voir avec nos petits événements. J'ai publié un livre intitué  Growing Shapes Aesthetic Insights of an Abstract Painter sur la façon de créer un processus. Il y a une formule que j'utilise, ce qui permet aux élèves de faire des imitations avec un algorithme de dessins. Et l’ouvrage que j’ai illustré, Drawing the Kafr Qassem massacre.

Quel est votre rêve ? Vous avez 87 ans, quel héritage laissez-vous ?

Mon travail du moment est de développer la Fondation Samia A. Halaby que j’ai construite, qui est en relation avec mon rêve. Cette fondation aura la responsabilité pendant 15 ans de distribuer mon travail dans les musées du monde entier, à condition que ma peinture soit accompagnée de mes croyances et de mes espoirs politiques pour une Palestine libre et pour un changement, pour l'arrêt de cette destruction qui est en cours. Mais il y a des choses que je voudrais accomplir. Je voudrais compléter mon livre sur l'esthétique, je n'ai réalisé qu'un cinquième de ce qui doit être fait. Un autre projet de livre est plus facile à réaliser celui-là. Je pourrais le publier n'importe quand, parce qu'il pousse de partout. C'est comme mes sculptures suspendues qui peuvent aller partout, parce que ce sont des paragraphes d'histoires. Chaque fois que je me souviens d'une histoire importante, je l’insère dans la chronologie à laquelle elle appartient. Il y a aussi un livre sur l'art palestinien que j'aimerais compléter. Il y a donc des choses intermédiaires qui organisent mes écrits. Je suis très préoccupée par les jeunes du monde entier. Je suis soucieuse de rester fidèle à mes principes au monde de l'art. Fondamentalement, j'espère réussir à placer la Palestine sur la scène culturelle internationale, là où elle doit être.

Qui est Samia A. Halaby ?

Samia A. Halaby (née en 1936 à Jérusalem) est une artiste, activiste et écrivaine vivant et travaillant à New York. Reconnue comme une pionnière de la peinture abstraite, elle a depuis le début de sa carrière artistique à la fin des années 1950, exposé dans des musées, des galeries et des foires d'art à l'échelle internationale. Ses œuvres font partie des collections publiques et privées, ainsi que des collections d’institutions internationales dont notamment le Salomon R. Guggenheim Museum of Art (à New York et à Abou Dhabi), Yale University Art Gallery, National Gallery of Arts, Washington DC, Chicago Art Institute, Cleveland Museum of Art, l’Institut du monde arabe et le British Museum.

Halaby a fait ses études dans le Midwest entre 1954 et 1963. Elle a été active en tant qu'éducatrice au niveau universitaire pendant 17 ans. Première femme à occuper le poste de professeur agrégé à la Yale School of Art où elle a enseigné pendant 10 ans, elle a produit une œuvre incroyable, inspirée par sa compréhension de la forme et de la couleur, par ses voyages et son exposition aux artistes. De 1963 à 1965, l'approche de Samia Halaby en matière de peinture était caractérisée par des couleurs plates où les relations de luminosité et de contraste simultané étaient inspirées par l'expressionnisme abstrait et par les explorations de la couleur publiées par Joseph Albers. Depuis 1982, elle vit et travaille à New York. La rétrospective américaine à l’Université de l’Indiana, qui devait avoir lieu le 10 février, représente la somme de trois années d’un travail coordonné en partenariat avec le Broad Art Museum de Michigan State University. Des accords ont été signés avec des fondations et des musées qui ont prêté des dizaines de peintures abstraites en provenance de tous les pays. En plus d’œuvres inédites, Samia A. Halaby se préparait également à dévoiler une nouvelle œuvre numérique.

Nous vivons à une époque dangereuse où la violence s'intensifie. L'art nous pousse à écouter, à voir et à comprendre. Comment les artistes devraient-ils réagir face aux conflits ?Je pense que chaque artiste réagira selon sa sophistication politique. Beaucoup sont désintéressés par la politique et les événements politiques. Mais moi, en tant que palestinienne, comprendre le monde...

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