La tradition libanaise est bien fournie en fables et légendes à propos de richesses enfouies, sous de mystérieuses collines ou dans les antres de grottes inaccessibles, héritages de brigands de passage ou de notables déchus, fruits de la fortune ou d’un pacte avec le diable... Autant d’histoires que se transmettent les générations. Le Liban ne se singularise évidemment pas par la fascination qu’exercent ces fabulettes. Celles-ci sont bien fréquentes dans les traditions orales, contes et comptines du monde entier, qui foisonnent de trésors et d’élus qui les découvrent, heureux enrichis de la fortune. Mais au Liban, ces histoires ont pris une tout autre dimension et constituent désormais la ligne directrice inavouée de la politique économique du pays.
Les histoires de trésor ont une fonction anthropologique qui va bien au-delà de leur valeur sociale ou ludique. Dans une étude publiée en 1962 sous le titre Histoires de trésor et vision de l’économie statique au sein d’une communauté rurale mexicaine, l’anthropologue américain Georges Foster met en évidence le rôle du « trésor » dans l’explication et la légitimation de certains cas d’enrichissement individuel dans des économies prémodernes, dans lesquelles les richesses sont finies et la croissance nulle.
Trésor mutant
Or le trésor s’est trouvé un nouveau rôle au Liban, pays dans lequel la classe politique souscrit à une vision statique et où il constitue le remède miracle à la crise sans fond qui sévit depuis quelques années. Suite à des décennies d’amateurisme, de corruption et d’improvisation, la classe dirigeante libanaise et ses techniciens de service se sont ainsi mis à la recherche d’un trésor qui leur éviterait de fournir de réels efforts, de répartir les pertes colossales du système ou d’endosser les responsabilités de la banqueroute. Et celui-ci, véritable mutant, a pris plusieurs visages au cours des dernières années.
La reconstruction de la Syrie en a été la première manifestation. Elle fut la source d’une fortune rêvée pour le Liban, une sorte de mirage d’avant-crise qui eut son heure de gloire dans les années 2016-2018 avant de se dissiper sous le coup des réalités géopolitiques. S’est ensuivi le gaz qui a le mérite de présenter une situation physique comparable à l’or et aux bijoux abandonnés par les pirates puisqu’il gît sous la surface en attendant d’être découvert. Or le gaz a dépassé le cadre d’une piste de développement économique, qui peut certes être des plus prometteuses, pour se voir ériger en horizon miracle. Les politiques ont fantasmé la ressource, en ont occulté le caractère hypothétique et ont minimisé les années nécessaires à son exploitation – six à huit selon les estimations – pour vendre du rêve et réduire la pression sur les réformes. Délaissant les lois de contrôle des capitaux ou de restructuration bancaire, qui n’ont toujours pas été votées malgré l’urgence, le Parlement a par contre adopté le 15 décembre 2023 un projet de fonds souverain censé abriter les incommensurables richesses à extraire. Le Liban est ainsi devenu le seul pays du monde à disposer d’un fonds souverain alors qu’il est en cessation de paiement, que son système bancaire est en faillite et sans qu’aucune découverte n’ait lieu alors que les explorations sont compromises ! Le gaz est pourtant un nouveau venu dans l’imagerie du trésor libanais. Il se superpose à une autre solution miracle recherchée par la classe dirigeante, et ce depuis plus de 50 ans : l’argent arabe. Ce mythe est tenace parce qu’il repose sur une part de vérité. Les pays du Golfe ont longtemps été mus par l’affection. Et de l’affection, ils en avaient pour le Liban : l’Arabie saoudite et le Koweït ont ainsi fait des dépôts auprès de la banque centrale (500 millions de dollars dans les années 90 suivis de 500 millions après la guerre de 2006 pour la seule Arabie), et les monarchies du Golfe sont traditionnellement généreuses en aides pour le Liban. C’est ainsi que les stimulis arabes font désormais partie intégrante des solutions présentées aux multiples blocages institutionnels du Liban, que la promesse de miraculeux dépôts – qataris pour l’exemple le plus récent – accompagnent la perspective de l’élection de tel ou tel président. Mais malheureusement pour nous, l’affection ne dicte plus la politique étrangère de ces pays ; et de l’affection, ils en ont généralement moins pour le Liban ! Le grand retour de Riyad suite au énième compromis sur lequel s’active la classe politique libanaise n’aura donc probablement pas lieu. La logique de rentabilité financière et de développement économique planifié s’est substituée à la logique d’achat d’influence, et le bakchich ne viendra plus couronner nos règlements qui intéressent de moins en moins de gens.
Nouvelle martingale
Le culte du trésor n’a jamais été aussi prégnant que depuis la faillite financière et bancaire. Quatre ans après sa déclaration, aucun débat public ou action publique d’envergure, juridique ou politique, n’a encore eu lieu alors que 90 milliards de dollars de dépôts – soit près de 5 fois le PIB annuel – restent bloqués dans les banques. Au lieu d’un processus de restructuration, c’est à une nouvelle martingale qu’ont eu recours les politiques, les banquiers et certains cercles qui leur sont affiliés. Pour ceux-là, l’État et ses ressources, notamment ses terrains, sont le nouveau trésor qui est à même de régler la crise et de rembourser les déposants spoliés. Des chiffres délirants sont même avancés pour quantifier ce trésor, le patrimoine foncier de l’État est ainsi estimé à des dizaines, voire des centaines de milliards de dollars – le record étant détenu par Mahmoud Comati, un haut responsable du Hezbollah, qui a avancé le chiffre de 500 milliards de dollars en 2022. Voilà qui suffirait à combler les pertes du secteur financier ! Le trésor annoncé ne résiste pourtant pas à la moindre lecture critique. Le patrimoine foncier de l’État se révèle être situé à plus de 88 % dans la Békaa, notamment au Baalbeck-Hermel, et être constitué, pour plus de sa moitié, de parcelles non délimitées, ce qui impacte fortement sa valeur. S’il est vrai que certaines parties du domaine de l’État gagneraient à être privatisées, tout comme certaines entreprises de l’État ou du moins leur gestion, le produit qui en résulterait ne pourrait en aucun cas constituer la solution magique à la crise financière. La taille des entreprises de l’État est insignifiante par rapport à l’ardoise des pertes, elles génèrent moins de 500 millions de dollars de transferts dans le projet de budget 2024 (13,71 % des recettes de l’État). Même en doublant ce chiffre grâce à la plus réussie des opérations d’optimisation, il faudrait presque 90 ans pour éponger les pertes du secteur financier. Il est aussi bon de rappeler que la Grèce, sous l’impulsion de l’Europe, de l’Allemagne et du FMI, a rapporté un peu plus de 10 milliards d’euros en 5 ans de son programme de privatisation, pourtant l’un des plus ambitieux du monde. L’argumentaire présent n’est pas contre la privatisation. Il ne nie pas l’urgence de réformer le service public tout comme il n’exclut pas l’éventualité de la présence de gaz au Liban ou la possibilité et les mérites d’un réinvestissement arabe. Mais cela ne résoudra pas la crise. Après avoir cru en une baraka libanaise, qui voudrait que ce pays fonctionne sans que l’on sache très bien pourquoi, il est grand temps de s’attaquer aux origines du mal, à savoir l’absence de l’État de droit et un modèle économique et financier dépassé, non régulé et profitant aux plus forts. Il est donc impératif de s’affranchir des marchands de rêves et de partir à la recherche de la compétitivité. C’est un long chemin sur lequel ne se trouvent généralement pas de trésors, mais que façonnent la volonté et la créativité dont ne manquent pas les Libanais. Foster conclut son papier en constatant que « dans une économie statique, la moralité économique est à l’opposé de l’éthique protestante... le travail assidu n’est pas une vertu. Si l’on exclut le vol, la chance est la seule voie d’avancement ». La chance ayant depuis longtemps abandonné le Liban, seul le vrai travail pourra permettre de renouer avec la prospérité.
Économiste, consultant en stratégie, animateur de télévision et chercheur associé à l'Issam Fares Institute for Public Policy and International Affairs de l’AUB.
Très vrai. Ils vendent du rêve pour faire oublier leur corruption et leur incompetence.
19 h 46, le 14 janvier 2024