Critiques littéraires Biographie

Antoine Tabet et ses compagnons : portrait du Liban moderne

Antoine Tabet et ses compagnons : portrait du Liban moderne

D.R.

C’est à Bhamdoun que tout commence. Le narrateur revient au village de son grand-père, au lendemain de la guerre. Il n’y reste plus rien d’aisément reconnaissable, tout ayant fait place à une reconstruction sauvage qui marque les années de l’après-guerre. La maison familiale est brûlée. Aucun lyrisme profond ne transparaît toutefois dans cette scène qui aurait pu ressembler à un topos : la rêverie des ruines, si tant est qu’elle ait constitué un ingrédient incontournable, cède ici sa place à un étonnement interloqué, celui de l’architecte, de l’intellectuel et du chercheur. Après un bref retour au XVIe siècle statuant sur les origines de la famille, c’est une page d’Histoire que Jad Tabet déploie à la lecture.

C’est donc là que débute ce chapitre de l’histoire de la famille Tabet, et c’est aussi là qu’est lancée l’énorme entreprise de restitution de ce que Jad Tabet appelle « un certain XXe siècle » et qui part sur les traces d’un grand-père forgeron ayant travaillé pour « La Veuve Guérin et ses enfants », maison spécialisée dans l’industrie de la soie, établie dans le village voisin de Bhamdoun où il construira sa maison. C’est dans celle-ci que naîtra Antoine Tabet, le père du narrateur.

De l’occupation ottomane, les événements de 1860, la construction de la route reliant Beyrouth à Damas, le régime de la Mutasarrifiya, la Première guerre mondiale, la Grande Famine, l’arrivée du mandat français, l’effondrement de 1929, la Deuxième guerre, en passant par le Paris des années folles, le surréalisme et les débuts de l’architecture moderne, à l’indépendance, la modernité arabe engagée, le marxisme, l’existentialisme, la Nakba, le mandat de Fouad Chehab et autres grands tournants de ce siècle, Le Liban des commencements dans la biographie d’un intellectuel moderne : voyages à travers la culture, l’architecture et la politique avec Antoine Tabet et ses compagnons présente un ensemble largement documenté et minutieusement daté dans un souci permanent de relier le contexte libanais et plus largement régional à celui du reste du monde.

Avec de fréquentes références à Kamal Salibi, Fawwaz Traboulsi, Carla Eddé et Youssef Mouawad, on y trouve donc des renvois à la géopolitique de l’Empire ottoman, aux événements de la politique internationale, à l’économie, l’industrie, l’urbanisme, le tourisme, l’éducation. On y trouve également les éléments d’une histoire des médias, des partis politiques, des institutions religieuses, des considérations relevant de l’art, de la littérature, la langue, la lexicologie… On y côtoie Georges Schéhadé, Georges Cyr, Omar Fakhoury, André Breton, Tristan Tzara et les poètes surréalistes, Jean-Paul Sartre, Antonio Gramsci et autres fondamentaux. On entre, effectivement comme on voyage, dans un ensemble qui revendique le mélange des registres et des genres : recherche savante et documentaire, page d’histoire, archive photographique ou album photos, carnet de voyage, journal épistolaire, poésie, exercice de style, essai biographique ou autobiographie. Un ensemble agrémenté de lettres, de couvertures de revues, d’affiches, et d’une importante sélection photographique provenant, entre autres sources, de la collection Debbas, du fonds documentaire du Ministère français des Affaires étrangères, des archives de l’IMEC, des Annales archéologiques de Syrie (Revue d’archéologie et d’histoire syriennes, 1951) et, surtout, de la collection des fils d’Antoine Tabet. Jad Tabet brouille les limites et les codes sans jamais brouiller les pistes pour proposer un portrait du Liban moderne.

C’est dans ce vaste tressage de l’Histoire et de l’histoire que se développe le récit où il est surtout question, il faut tout de même le rappeler, de l’héritage paternel. Aussi, Voyages à travers la culture, l’architecture et la politique avec Antoine Tabet et ses compagnons est, comme son titre l’indique, un ouvrage où l’architecture occupe une place centrale. Jad Tabet y relate les transformations fondamentales qui ont accompagné l’expansion de Beyrouth, ont imprégné significativement son paysage urbain et ont marqué les débuts de l’architecture moderne. Parmi les « architectes de la première génération », Jad Tabet cite Youssef Bey Aftimos, Bahjat Abdelnour et Mardiros Altounian. Mais alors que la production des architectes de la première génération se distinguait par son mélange de styles « ottoman et moderne », de nouvelles tendances sont apparues au début des années 30. Elles présentent la nécessité d’un langage architectural compatible avec les transformations majeures de l’époque. Joseph Najjar, Farid Trad et Antoine Tabet forment cette nouvelle génération d’ingénieurs qui, ayant travaillé à l’établissement d’une pratique de l’ingénierie moderne, jouera un rôle fondamental au cours des années 50 et 60. Jad Tabet montre aussi comment, chacun de ces trois pionniers, a incarné un modèle idéal du rapport de l’ingénieur à sa profession et à la société dans laquelle il vit. Du caractère officiel de la pratique de Joseph Najjar qui a occupé plusieurs postes ministériels de 1964 à 1968 et du modèle de l’ingénieur « libéral » qui est représenté par Farid Trad, Tabet distingue celui incarné par Antoine Tabet, son père, celui de l’ingénieur « engagé ». Comme les pionniers du modernisme en Occident, Antoine Tabet croyait que le projet moderniste en architecture était lié à un projet plus large visant à établir un monde plus juste dans lequel chacun jouissait d’une vie meilleure.

Une des plus belles pages, s’il en est, de ce qui se donne aussi à lire comme un récit de filiation. Proposée dans les années 90 par Dominique Viart (« Filiations littéraires », in Écritures contemporaines 2), la notion couvre un type de récit qui se configure sur le mode de l’enquête, l’enjeu étant, pour le narrateur, de se situer dans l’histoire à la fois collective et familiale dont il est le produit. Le récit de l’autre – en l’occurrence le père – est le détour nécessaire pour parvenir à soi. Le récit de filiation devient ainsi prétexte à revisiter l’Histoire et se présente comme un travail de restitution écrit à partir d’archives, de documents, de traces diverses devenues précieuses. Cette restitution se pense à plus d’un niveau puisque « restituer », c’est aussi le fait de « rendre quelque chose à quelqu’un », rendre une dette ou rendre leur existence à ceux qui ne sont plus en restituant, d’une certaine manière, leur légitimité.

C’est donc un opus qui tient à la fois du traité d’architecture, du livre d’histoire et de l’objet littéraire que nous livre Jad Tabet pour brosser la fresque d’une époque, de l’émergence d’un monde à son extinction – le récit débutant avec la découverte de la maison de Bhamdoun dans laquelle Antoine Tabet est né s’achève avec la mort de ce dernier.

LubnĀn al-bidayĀt fi sirat mouthakaf hadĀthi. RahalĀt fi al-thakĀfa wal-handasa wal-siyĀsa ma‘ Antoine Tabet wa rifĀkihi (Le Liban des commencements dans la biographie d’un intellectuel moderne : voyages à travers la culture, l’architecture et la politique avec Antoine Tabet et ses compagnons) de Jad Tabet (préface d’Elias Khoury), éditions Riad El-Rayyes, 2023, 335 p.

C’est à Bhamdoun que tout commence. Le narrateur revient au village de son grand-père, au lendemain de la guerre. Il n’y reste plus rien d’aisément reconnaissable, tout ayant fait place à une reconstruction sauvage qui marque les années de l’après-guerre. La maison familiale est brûlée. Aucun lyrisme profond ne transparaît toutefois dans cette scène qui aurait pu ressembler à...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut