Ou pourquoi la mode et le luxe ne s’exprimeront pas sur la guerre au Proche-Orient.
Janvier 2023. Une série de notifications me tirent d’un sommeil déjà allégé par un « burnout » latent. Mon portable pro s’emballe tel le stroboscope au milieu d’une soirée qui bat son plein.
C’est peut-être urgent.
Du moins, tout semble l’indiquer, à en croire les échanges que je survole sur WhatsApp, le cerveau encore engourdi. Puis, au bout de fil, une bulle blanche qui se détache du lot. Elle claque comme une injonction : « Le pitch doit partir d’ici ce soir. »
C’est urgent.
Une fois encore, on monte au créneau pour sauver le monde. Et cette fois, c’est moi qu’on propulse en première ligne.
L’excitation s’empare de mes tripes. De l’action. Enfin !
Je saute dans la première fringue qui me tombe sous la main sans prendre la peine de passer par la case repassage – c’est dire la gravité de la situation – et remonte la rue à grandes enjambées en direction du siège.
Arrivée sur le site, fébrile, je pousse la porte du bureau.
Cellule de crise dans notre « Pentagone ». Les mines sont défaites. Même les viennoiseries soigneusement alignées sur la table de la présidence ne suffisent pas à lénifier la tension qui flotte entre les partenaires. Je suis la seule à jubiler car, une fois n’est pas coutume, je suis persuadée qu’on se lancera dans une entreprise qui résonnera avec mes valeurs. Je sais qu’elle sonnera le glas d’un business déjà plombé par deux ans de scandales et de pandémie, et qu’on devra alors faire une croix sur nos primes. Mais je m’en bats les reins car, cette fois, on agit pour la bonne cause. Et, cette fois, je pourrai obtempérer sans détourner les yeux du regard que je croiserai dans le miroir.
Pour tout dire, j’ai même l’intime conviction que les têtes pensantes qui m’entourent s’apprêtent à bousculer une industrie plus réputée pour sa langue de bois que pour son éthique, et qui ne s’exprime habituellement qu’à la seule condition que ses déclarations n’égratignent pas son image bien léchée.
Qu’elles mouilleront leurs chemises griffées en verbalisant tout haut ce que personne n’ose jusqu’à penser, quitte à faire trembler de leurs voix les vitrines blindées du « fashion establishment ».
Enfin, qu’elles nous entraîneront dans le sillage des rares maisons qui ont eu du cran, quelles qu’aient été leurs motivations réelles. En dénonçant la condition des femmes soumises au joug de l’État islamique. En se ruant dans une course aux dons à coups de collections capsules produites au pied levé, aussitôt qu’une catastrophe humanitaire ou environnementale s’abat quelque part dans le monde. En déployant à grande échelle des campagnes de sensibilisation contre la discrimination endémique qui gangrène encore et toujours les coulisses de la mode. Même Kanye West fut emporté par la vague « cancel », voyant ses contrats rompus – à juste titre au demeurant ! – suite à des propos antisémites tenus sur les réseaux sociaux fin 2022.
C’est vrai. Après tout, n’a-t-on pas marqué les esprits – et des points – grâce au vibrant hommage rendu à l’Ukraine, deux semaines à peine après son invasion par la Russie ? Opéré en pleine Fashion Week parisienne et massivement relayé par les médias, ce coup de maître déclencha en mars 2022 une avalanche d’éloges de la presse, des influenceurs et des « outsiders ». Redorant ainsi les blasons et renflouant les caisses de certaines marques au passage. Mais peu importe. Ce n’était pas l’intention première. Et puis… personne n’aurait condamné un petit bénéfice généré à l’ombre d’un engagement qui force l’admiration.
De plus, cet élan s’inscrivait dans une ligne estampillée politiquement correcte puisque, une semaine plus tard, les sanctions tombaient comme un couperet sur les ennemis communs. Les États-Unis, talonnés par l’Union européenne, interdisaient l’exportation des produits de luxe vers le Belarus et la Russie – en plus de la Corée du Nord et la Syrie, déjà visées par ce même embargo.
Bref. Je viens de pousser la porte du « Pentagone », pensant, naïvement, que la direction s’apprête à montrer l’exemple en allant jusqu’au bout d’une démarche intellectuelle entamée il y a moins d’un an.
Or, ce matin de janvier, la donne a changé et l’heure n’est plus à la solidarité. Indéfectible en mars dernier, celle-ci devient forcée. À leur tour, les maisons de luxe vont devoir se plier aux sanctions internationales, sans aucune possibilité de contourner des instructions strictes et sans appel. Il leur est désormais interdit de vendre le moindre bout de chiffon à toute personne résidant dans l’un des pays couverts par cet embargo. Le message est clair : nul ne peut envahir, bombarder et massacrer en toute impunité. Et les grandes puissances de ce monde veillent au grain, même si la peine est symbolique et aussi dérisoire soit-elle. Car, oui, remettons les choses en perspective : c’est d’un sac à main de luxe que l’agresseur russe est privé, et non d’air, d’eau ou de liberté.
C’est l’histoire de l’arroseur arrosé.
Les affaires vont morfler.
Ma délicate mission dans tout ça ? Fignoler la narration et former les équipes à faire passer la pilule amère auprès des clients concernés, tout en limitant les dégâts sur la réputation et, par conséquent, la performance de la maison.
La douche froide surmontée, je m’exécute. Le « storytelling » est finalement un succès. Encore un. Même si les actions font grise mine, l’image est sauve. On évite la levée de boucliers tout en continuant à passer pour de fervents défenseurs de la veuve et l’orphelin. Un mal pour un bien, au fond.
Neuf mois se sont écoulés depuis cet épisode. Neuf mois durant lesquels le temps a fait son œuvre sur les mémoires « corporate » et collectives.
Et puis…, le 7 octobre 2023.
Une semaine plus tard. Silence radio.
Deux semaines plus tard. Silence radio, toujours. Malgré le carnage qui se déroule sous nos yeux, les perches que je tends à la direction pour faire réagir autour de moi restent lettre morte.
Vingt-trois jours plus tard. Le silence devient criant. En interne comme partout ailleurs dans l’industrie de la mode et du luxe.
Je bouillonne de colère et tente de faire passer le message par tous les moyens, frontaux comme subliminaux, toujours dans l’espoir de susciter quelques réactions. Ne serait-ce qu’un mot de réconfort à l’égard des collaborateurs palestiniens et libanais affectés par ce que l’on peut largement qualifier de guerre. En vain.
Puis, contre toute attente, je suis convoquée par ma hiérarchie. Une urgence. Encore une. Mais cette fois, aucune viennoiserie sur la table et aucun « pitch » à composer. Rien qu’un visage fermé en guise d’accueil car les résultats – les miens – ne sont pas au rendez-vous. Le grief ? Une « petite baisse de régime ». Je dois accélérer la cadence des formations à délivrer.
Désarçonnée, je contre-attaque : « Vous êtes au courant de la situation au Proche-Orient ? Est-ce que quelqu’un va enfin dire quelque chose ? Simplement nous demander comment on se sent et prendre des nouvelles de nos familles sur place ? ! »
Ma réplique est bottée en touche. Ce sujet n’est pas à l’ordre du jour. Je suis invitée à prendre l’air. Et du recul, puisque j’y suis.
Je finis par ronger mon frein. Jusqu’à décembre.
En ce premier dimanche du mois, l’effervescence est à son comble dans les coulisses du défilé. La collection sera révélée dans moins d’une demi-heure. J’y crois. Je m’accroche fermement à la dernière lueur d’espoir qui me titille le cortex. Notre directeur artistique l’a fait en mars 2022, pourquoi ne pas remettre ça ? Après tout, peu importe où elle frappe dans le monde, peu importe l’étiquette qu’on lui colle, une guerre est une guerre. Et dans celle qui embrase le Proche-Orient, les dégâts sont d’autant plus dramatiques.
Une à une, les silhouettes se succèdent et se ressemblent. Décontractées, enjouées, nonchalantes. Toutes en insoutenable légèreté. L’heure est de nouveau à la fête sur les podiums. C’est moins le décalage avec les températures hivernales qu’avec l’actualité qui me consterne. Cette désinvolture retentit en moi comme un coup de massue, une trahison.
Soudain, je comprends.
Je comprends que, question morale et engagement, à moins que la cause ne soit dans l’air du temps ou de se faire forcer la main par des instances qui les dépassent, la mode et le luxe préfèrent le silence aux tendances qui menaceraient de fêler leurs vitrines.
Cette saison, la tendance ne sera donc pas au keffieh.
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